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Notes de lecture de Pierre Gondran dit Remoux

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  • « J’entends la lavande »

    Manon Godet, Peau, Éditions du Cygne, 2022.

    Un écrit sur le viol est un écrit militant. Peau, de Manon Godet, est donc un objet littéraire militant. La militance d’une poétesse qui porte une parole de et pour d’autres femmes. En effet, une prise de parole minoritaire — car c’est de cela qu’il s’agit — est par essence une prise de parole pour les autres. De là découle le ressort de la dramaturgie à l’œuvre ici : la plurivocité — du « je », des âges, des expériences, des rôles, des devenirs. Nommons Romane, Violette, Aline, Aurore, Mahaa, Rose.

    La poétesse, notamment dans la première partie (« Prière de toucher »), établit un dispositif qui permet le déploiement de cette plurivocité puisque le lieu est un théâtre : où l’on entre dans la peau de personnages, où l’on enfile des costumes (des « peaux creuses »), où l’on se montre autre tout en étant plus soi que jamais, où les loges possèdent des miroirs. Chaque protagoniste a sa « scène du miroir », ce qui signe la dualité de chacune. Aussi sont-elles toutes riches de leur personnalité complexe et toutes porteuses de la complexité des autres. Ce kaléidoscope d’expériences de femmes sera le médium pour dresser le tableau du destin traumatique que la société patriarcale peut leur faire subir : viol, inceste, agression sexuelle sur mineures, prostitution subie, avortement clandestin. Théâtre et miroir : le spectacle et le spéculaire pour donner à regarder — écrire — ce qui est tu.

    Les scènes sont crues. Les métaphores y sont nombreuses (le jus poisse du raisin, le hérisson, le bateau, l’eau sale, le lit-cage…). Elle ne sont pas vaines : elles sont à la fois d’authentiques visions fantastiques (de terreur ou d’échappement) qui surgissent lors de l’agression et des outils pour transmettre avec minutie les ressentis au lecteur. Je ne propose pas d’extrait ici car c’est à chacune et chacun d’accepter ou non la confrontation à ces passages. A contrario sont déployés de très beaux moments de réparation, de care/cure, de paix, de caresses et de sexualité, notamment selon un registre marin (l’eau salée est un baume) et botanique (violette, nénuphar, lavande, rose…), également à travers la métaphore de la costumière qui sait recoudre les plaies. Non seulement violette et lavande font écho à des symboles historiques connus des luttes des femmes (le violet couleur des suffragettes, les lesbiennes activistes de Lavender Menace), mais les femmes sont adornées de fleurs réparatrices et de pétales, parfois cousus à même la peau, comme Sapho couvre ses héroïnes de diadèmes et colliers floraux.

    Violette, la costumière :

    « J’imagine le corps de Romane dans le costume.
    Il faut le reprendre à la taille.
    Mais il faut surtout y glisser des fleurs. Et le tremper dans du sel.

    Je suis faite de sel. Je retire le costume de la peau de ma Romane imaginaire.
    Il glisse sur mon corps.

    Je me pose devant le miroir. Je pose.
    Amusant de ne pas être soi.

    Romane est nue maintenant. À l’abri.
    Je me tourne.
    Je la vois. Elle a les yeux fermés.

    Morte ? Non. Elle n’est pas là.

    Je pose des tiges de lavande. De tulipes rouges sur sa poitrine.
    Je la lave avec. Je vois les traces qui s’enfoncent dans ses cuisses.
    Entre sa peau et ses veines. Violet, orange et bleu se frayent un chemin.
    Éventrent le noir. »

    Plus loin, une magnifique scène au bord de la mer :

    « Elle n’avait jamais vu la mer.
    La mer qui bataille et qui raconte.
    Qui crie à l’autre bout du monde. La mer comme elle.
    (…)

    Elle détache ses cheveux. Caresse mes mains.

    Je glisse un à un mes doigts entre ses boucles. Je m’avance sur des nénuphars mauves.
    Orange.
    Dorés.
    Je pose des fleurs dans ses cheveux. Les redresse.
    (…)

    Elle mène la danse. Me serre contre elle.
    Nos pieds claquent le sol. Expulsent l’eau, le jus.
    Réchauffent le sable humide.

    Mon sang gonfle ma peau.

    J’entends la lavande.

    Nous dévalons le sable. »

    Sans chercher à aborder ici les lignes de faille qui ont traversé ou traversent encore les mouvements de lutte pour les femmes, particulièrement quant à l’existence ou la nature d’une « écriture féminine » [tout simplement parce que je n’en serais ni capable ni légitime], je peux tenter d’avancer quelques points de réflexion à partir de la construction complexe et spéculaire de Peau, particulièrement en référence aux écrits de Monique Wittig. Cette rotation funambule des « je » par Manon Godet est très importante. Elle relève d’une part de son travail d’écriture, son talent individuel, sa réflexion politique aussi, toutes choses qui ne sont pas cette sorte d’« essence féminine » qui caractériserait une « écriture féminine ». D’autre part, elle est une dissidence au « bien-écrire », une exploration, un usage du langage hors système. Ce sont deux fondamentaux de la recherche littéraire de Monique Wittig : dénaturalisation et travail sur le langage (dans Les Guérillères, l’autrice fait danser les prénoms ; dans Le corps lesbien, le « je » est déconstruit en « j/e »). C’est donc bien à un double titre que la dramaturgie tendue par Manon Godet est un dispositif wittigien. Jusqu’à quel point ?

    Si des hommes prédateurs et clients sont les monstres de la première partie du recueil (« Prière de toucher »), il y est aussi décrit un homme qui a aimé, il porte le nom « Jaime ». Il est un homme de spectacle mais son rôle est d’être réceptacle : de sa propre douleur (le deuil de l’Aimée), de celle des femmes meurtries autour de lui. Si un homme incestueux (possiblement) est le monstre de la deuxième partie du recueil (« Take me home »), il y est aussi décrit un doux amant, qui toutefois n’est que rêvé. L’hétérosexualité est donc présente mais reléguée dans un passé révolu ou projeté dans un futur chimérique qui pourrait — peut-être — être réparateur. Le vécu des femmes et filles ici et maintenant est traumatique et l’échappatoire est la complicité, le désir, l’amour lesbien. Le lesbianisme comme issue, la figure de la lesbienne qui s’échappe sont des motifs essentiels de la pensée de Monique Wittig. Prise non pas seulement au sens restrictif et naturaliste de l’homosexualité entre femmes, mais comme action politique de rupture d’avec l’ordre social et politique hétérosexuel — pour faire très court et certainement caricatural ! Monique Wittig décrivait l’espace lesbien comme  « à l’heure actuelle la seule forme sociale par laquelle les femmes peuvent vivre libres ». Cette actualité, cette urgence est au cœur du travail de Manon Godet.

    Peau est un recueil dans tous les sens du mot : d’une part, il recueille poétiquement une parole qui ne serait pas dite ailleurs ; d’autre part, il offre, par son existence même, la possibilité d’un recueil à qui pourrait, par empathie ou par expérience, en ressentir le besoin à travers cette lecture ou à travers son vécu de lectrice ou lecteur. On pourrait oser dire « une safe zone ». Manon Godet préfère écrire « un à l’abri ».

    Un à l’abri enveloppant et synesthésique, où l’on entend la lavande et l’on voit le sel de la mer, où le bleu sourit et le chaud caresse.

    Pierre Gondran dit Remoux

  • Autumn leaves

    Alain Marc Guillaume. Je vais jamais au cinéma. Éditions de la dernière colline.

    Il y a un seul « je » dans ce recueil, il est sur la couverture. Une manière de régler la question d’entrée de jeu… Car le poète bordelais Alain Marc Guillaume, pendant sa carrière de bouquiniste de la rue Sainte-Catherine, il en a vu passer des « je », des « moi » des « égos » qui emplissent les pages. Il chasse donc radicalement ce pronom personnel qui sonne si impersonnel à l’oreille de l’autre. Il nous parle de lui, oui, tout lui — son Amérique, la musique, sa fille, sa ville, ses chats, ses clopes, le fantôme de son père… Mais, en escamotant ce « je », il entrouvre sa phrase, glisse au lecteur un « tu peux entrer, on va parler de moi mais on va parler de toi ». Oui : il a jeté la clé du « je » qui verrouille tant de textes :

    « quelque temps qu’étais pas passé » / « ne sais » / « me rappelle » / « ça me souviens » / « quoique dise » / « mais l’ai pas voulu » / « aurais pas dû »

    À 70 ans, l’auteur est dans cette zone grise, cet entre-deux âges de la vie quand « corps et cœur deviennent galère » : le deuil de l’avenir est fait mais pas le deuil du passé. Entre-deux temps. Entre-deux lieux. La parenthèse d’une marche dans la ville, des parcours en voiture. Peu importe le point de départ ou le point d’arrivée, ces temps de transit sont au cœur de plusieurs poèmes. Là où rien n’a changé, ou si peu : première, seconde, troisième, la vitesse parfois, la musique toujours — les orgues, l’opéra, Chet Baker ou Bill Evans. Où la pensée s’assoie. Où les mots viennent. Un lieu de repli aussi. Où laisser, enfin, la mélancolie cristalliser. Parce qu’en dehors la vie file, et c’est tant mieux, c’est son tempérament. Ça clope, ça boit, ça fonce :

    « parce que mon cœur
    il est trop du temps, trop sur pile
    sais pas se détendre
    se laisse pas aller vraiment
    savoure à la va-vite
    lui faut les bruits de la vie
    les bruits de la ville
     »

    Dans la voiture, devant, les essuie-glaces vont et viennent, mais le soleil couchant brûle dans les rétros. La ville, ou plutôt le glacis des « Zones d’activités », le poète la traverse avec tristesse. Il y a de quoi :

    « autour d’eux flambaient blanches
    maisons néo-pavillonnaires
    proprets gravillons
    toboggans, piscines
    ballons et balançoires, jardinet
    tous colorés de joie en plastique
     »

    Jusqu’à chialer pour un rien : une affiche entraperçue, un chien figé dans un aboiement, qui semble dire :

    « y a rien là ! y a personne !
    t’arrête pas !
    c’est l’enfer ici !
    file file mon frère !
     »

    Jaillit la détresse du monde.

    Parfois, fugitivement, le regard est accroché et le souvenir déboule derrière l’épaule :

    « en la nuit
    sur les petites routes de campagne
    à gauche dans mon rétro
    un feu à la volée s’enfuit
    comme un shoot filant
    à la Fellini
    branchailles/feuilles encombrantes
    grésillent au fond d’un jardin
    derrière une bicoque

    toujours beau
    inattendu
    un feu en hiver un feu dans la nuit
    un feu qui me dit
    combien aimais les partager avec mon père
    ces manières de Saint-Jean purificatrices
    au bout du jardin

    étaient silences entre les craquements
    les agonies des bois tordus
    sèves qui sifflaient
    hypnoses qui closaient les lèvres
    éclats qui sautaient
    sous la bêche en levier
    ravivant les incandescences
     

    (…)

    alors dans mes phares
    avant les bientôt entrepôts
    les nouveaux buildings
    les navires de béton éclairés à l’ozone
    en périph de métropole
    qu’ont tout écrasé des jardins ouvriers ou pas
    me dis
    demain je sais pas
    le sens pas
    demain
    c’est peut-être pas grandir
    ça
    pas accepter vraiment
    d’une manière l’autre
    renâcler comme un têtu bourricot


    mais demeure encore
    insécable
    de ce monde-là
    qui a fui à la volée dans mon rétro
    tout à l’heure
    comme un shoot filant

    à la Fellini »

    La ville ! La vraie, il l’a connue : le New York de Paul Auster, le Greenwich Village des derniers de la Beat generation, sa jeunesse, ses vingt ans :

    « quand j’entends New York
    à la seconde c’est l’hiver
    un vent de glace qui vient de la mer
    la neige sale
    en laquelle pataugeaient bras dessus bras dessous
    sur ce cliché magique
    Dylan et sa copine d’alors qui semblaient s’aller
    d’une incroyable jeunesse
    tenant le monde
     »

    Cette Amérique une fois vécue on la vit pour toujours : avoir l’œil attiré par les chevaux des champs de bord de route, s’imaginer faire tourner façon cow-boy son lasso dans une bourgeoise rue bordelaise, voir les Peaux-Rouges attaquer le tramway peureux de la rue Watt !

    Car la mélancolie qui file d’un bout à l’autre du poème n’est jamais lugubre : elle est pleine de pudeur, à mots voilés comme la cigarette a voilé la parole.

    Certains poèmes se terminent par une douce redite d’un vers déjà écrit. Comme la nostalgie même du début du poème : instantanée, interne. La boucle du fil que la couturière tire pour fermer le point. Doucement comme le cœur se serre.

    Pierre Gondran dit Remoux

    Alain Marc Guillaume c’est aussi une voix formidable : allez l’écouter sur son facebook lire des poèmes de lui ou d’autres, dire la vie, dire la musique.

  • La louve alchimiste

    Parme Ceriset, Boire la lumière à la source, Éditions du Cygne, 2023.

    Parme Ceriset est une louve qui a traversé une interminable nuit — moi, son lecteur, comment puis-je concevoir une nuit qui durerait des années ? Parme Ceriset est une louve qui a mené la lutte pour chaque souffle, remontant « chaque jour des abysses » — moi, son lecteur, oserais-je même imaginer l’angoisse du dernier souffle à chaque respiration ? Parme Ceriset est une louve qui a vaincu cette nuit du souffle éteint et a vu l’aube se lever de nouveau — moi, son lecteur, comment pourrais-je me figurer le jour même de ma naissance ?

    Mais l’autrice ne nous demande pas cet impossible, non : simplement prendre la main qu’elle nous tend et la suivre depuis les contreforts du Vercors drômois jusqu’à ses Hauts Plateaux qu’elle a reconquis après une longue absence — comme le loup. Une de ces nuits dont elle n’a désormais plus peur, y « enjamber les hérissons », y vivre de « quelques sourires de rocaille », rejoindre « le glacier noir », y goûter « l’écume de la Voie lactée » et, au matin, « marcher dans les champs qui s’éveillent », humer les premières « saveurs de fruits qui dansent dans l’air » et voir « le jour flamber de tous ses rubis ».

    En 2008, année charnière dans la vie de l’autrice, elle reçoit une greffe de poumons qui la sauve. Ce recueil est empli du contraste entre le temps d’avant la greffe et le miracle d’une nouvelle naissance. Au lexique de la mort et de la noyade (le néant, la colère des flots, la longue Nuit et ses ronces, l’obscurité des entrailles souffrantes, les années givrées par le temps) succède une poésie au lyrisme ébloui, une écriture de lumière, de joie, d’affirmation de la transcendance. Un chant, une ode, une aube.

    « Dans le miracle bleu de l’aube,
    notre souffle reprend vie,
    une lueur d’opale
    irrigue à nouveau nos joues,
    nous revenons de l’ombre
    et du sommeil de la nuit,
    nos yeux s’ouvrent sur le réel
    et nous humons dans l’air fruité
    la potion de renaissance, l’élixir d’éternité »

    L’autrice fait de son texte le creuset d’une magie blanche, d’une alchimie, en ce qu’il a trait à la fois à la transmutation des éléments, à l’élixir d’éternité, à la mystique des origines de l’univers.

    La transmutation des éléments

    L’air et l’eau, la lumière et la pureté tiennent une place centrale dans cet hymne à la nature réhabitée. Les éléments échangent leurs propriétés physiques, comme si l’émotion des retrouvailles, le trop-plein des sensations entraînaient une perception fusionnelle. L’eau est lumière et envahit tout, jusqu’aux corps mêmes (elle se répand et « chasse l’obscurité/de nos entrailles souffrantes »). L’air est eau : lui qui peinait à trouver passage, désormais il « inonde les bronches d’un océan d’aurore ». Mentionnée à plusieurs reprises, l’écume est le symbole de cette fusion : ce sont les cascades qui se chargent de mêler intimement l’air et l’eau, créant une « écume de soleil fondu », une « brume d’étoiles ». Le souffle possède pour l’autrice d’infinies variations magiques, des qualités organoleptiques qui nous sont inaccessibles, nous dont les sens du respirer sont émoussés depuis si longtemps par la répétition banale et impensée : « brumes sucrées », « airs fruités », « effluves de soleil vert et de grenat »…

    L’enfance, élixir d’éternité

    Bien entendu, le thème lyrique de la renaissance irrigue les poèmes : renaître « à la lumière » « au chant des cascades » « aux ciels roses de l’enfance » « à tout ce qui frémit dans l’air ». Plus profondément, de cette re-naissance éclot une seconde enfance : le lait de la mère est évoqué (« source nacrée », « flots nourriciers de sa mer intérieure ») et symbolisé par la Voie lactée ; s’offre la chance de marcher de nouveau dans « les pas effacés de nos fantômes courant sur les plages », « les premiers pas dans la neige »…

    Comme dans un rêve d’enfant non encore confronté à la notion de temps et à la finitude de la vie, toute la première partie de l’ouvrage baigne dans un sentiment d’éternité : « ressusciter le mirage/d’éternité », s’abreuver « aux sources du merveilleux »…

    La transcendance, la pureté

    Dans l’air cristallin des plateaux du Vercors, les étoiles sont omniprésentes, toutes proches, compagnonnes de vie pour qui sait « tendre la main vers la Grande Ourse » et marcher « dans les vergers d’étoiles ». Ce n’est pas seulement la bonne étoile — ce donneur qui a offert la vie : « nous devons notre salut aux étoiles » — mais aussi la source de tout. Elles sont « tout près des sources d’infini » et image même de la transcendance.

    « Renaître à l’aube éclatante
    à l’écume de Voie lactée
    retrouver la source du Temps
    et s’y abreuver »

    Car Parme Ceriset partage avec nous sa mystique. Est-elle de nature religieuse ou fondée sur la nature ? Quoi qu’il en soit, la spiritualité est revendiquée et, en une contraction saisissante de l’espace, étoiles et poumons, spirituel et organique, se retrouvent mêlés dans un même flux vital :

    « Nous devons notre salut aux étoiles.
    À la lisière de l’écume
    luisent les regards des anges,
    nos poumons se déploient
    et nous revenons à la vie… »

    Ne voit-elle pas un jour « l’Éternité poser son halo de lumière sur les boucles dorées des cheveux en bataille » de son amant ? Mais ce jour est aussi la fin de la seconde enfance et le début de la seconde vie d’adulte :

    « Mon amour dormait encore.
    Je fus soudain envahie
    par l’insupportable prise de conscience de sa nature mortelle »

    L’amour, la mort

    De beaux vers célèbrent cet amour — l’on pense au « Je t’aime » de Paul Éluard. Mais c’est en contrepoint de notes plus élégiaques :

    « L’eau ne sait pas que nous sommes déjà morts,
    les rayons d’or ouvrent déjà
    leurs grands bras de bonté »

    Le temps viendra de « s’évaporer dans l’air du soir/n’être plus qu’une étoile fondue à l’univers ».

    Un souffle.

    Pierre Gondran dit Remoux

  • La poésie contrainte par le chagrin

    Marielle Anselmo, Vers la mer, éditions Unicité, 2022, 108 p., 13 €.

    L’histoire contée dans Vers la mer est simple et triste : par un voyage au Japon, d’île en île, de ville en ville, la narratrice cherche à fuir la douleur éperdue d’une séparation. Bien entendu le chagrin l’accompagne et s’exprime à plusieurs reprises en de mélancoliques retours sur ce qui fut un bonheur solaire. Aussi : une histoire sans lendemain avec un homme (H.K.) doublement étranger pour elle : homme — « le premier homme » — et Japonais. Aussi : l’impossibilité de l’oubli alliée à une grande solitude.

    je vais
    là où la langue
                  étoiles
    se fait rare

    derrière moi
    les pays où sont mes morts

    où je ne suis plus

    Est-ce tout ? Oui. Et Vers la mer nous bouleverse par ce peu. Car ce peu est aussi celui d’une langue épurée, ébranchée, exsangue, faite autant du non-écrit que de l’écrit. Langue discrète au sens mathématique (c’est-à-dire discontinue) : ponctuée sur la page, où la tension émotionnelle existe dans les intervalles, le Ma japonais, comme nous allons le voir ci-après.

    Le voyage au Japon — on le sait depuis Roland Barthes — est un voyage dans une langue étrange autant qu’étrangère où le signifiant est doublement roi, par la multiplicité des signes offerts à l’œil, par l’abandon obligé du signifié : « La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel, qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tout sens plein. » (In : L’empire des signes).

    Ce « léger vertige » est celui d’un sémiologue comblé, pas celui d’une femme déchirée qui, elle, vit cet abandon du signifié en se trouvant « aveugle et sourde dans la langue », contrainte à l’abandon : « inconnue/dans la langue/où je n’ai pas de mots » « maintenant je suis/comme quelqu’un qui dort/et qui cherche sa langue ». Ainsi : « je vais sans vie/j’écris sans écriture ».

    Le kanji représentant le Ma (« intervalle » « espace » « entre-deux »)

    Écrire sans écriture : ici est le blanc, le vide. L’interstice. Là où Barthes l’analyse en Occidental tout en empruntant la notion pour ses objectifs propres, il est vécu profondément par Marielle Anselmo. Car ce dénuement, ce peu, devient l’esprit même du poème et expression de l’épuisement par le chagrin. Des vers écourtés à l’extrême, quelques-uns par page, en groupes de quatre, trois, ou même un vers, séparés par de grands espaces blancs. Par ces blancs, elle concrétise le concept japonais du Ma : cet intervalle qui construit la tension entre deux pôles, deux pièces, deux subjectivités, deux branches de bouquet d’ikebana. Ce blanc de la page n’est pas du vide de l’écriture, il en est le lien, la force, le blanc épargné qui trace la chute d’eau dans l’estampe.

    Hokusai (1831).

    Sans en reprendre les contraintes métriques (abandonnées, d’ailleurs, par les poètes japonais contemporains !), elle applique l’esprit haïku car elle se trouve réduite au rôle d’observatrice de l’instant, de la nature, des hommes au travail — instant par essence hors le langage.

    Ainsi :

    dehors

    le bruit de l’eau
    quelques menus poissons
    qui sautent

    Ailleurs :

    le crépuscule
    les barques
    des hommes
    au teint hâlé

    un qui chantonne doucement

    Marielle Anselmo élague son écriture (nulle métaphore ou symbolisme) jusqu’à trouver la forme juste, cette fin du langage — notion qui nous est si étrangère — cernée par Barthes : « Lorsqu’on nous dit que ce fut le bruit de la grenouille qui éveilla Bashô à la vérité du Zen, on peut entendre (bien que ce soit là une manière encore trop occidentale de parler) que Bashô découvrit dans ce bruit, non certes le motif d’une “illumination”, d’une hyperesthésie symbolique, mais plutôt une fin du langage : il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku. »

    Le paradoxe — et la grande réussite — de l’ouvrage est donc ici : l’étrangère qui va « seule/très silencieuse » approche et fusionne avec cet esprit japonais où économie, tension entre vide et plein, contrainte façonnent la poésie.

    La clé de cette fusion avec l’esprit Zen est peut-être à trouver dans ce poème :

    avec toi disparaissent
    de grandes contrées

    des pans entiers de ma vie

    tu me demandes
    de faire
    le deuil de toi
    de ton vivant

                                    la douleur
                                   en moi
                                   entière

                                    pliée en quatre
                                    morceaux
                                    ma langue s’est tue

    Il révèle que c’est le chagrin premier, la douleur entière qui prive la poétesse de sa langue. Arrivée au Japon sans langue, elle s’ouvre grand à l’autre et s’emplit d’une langue nouvelle (« mes oreilles s’y baignent ») : une langue étrangère en sa propre langue. La définition même du style selon Deleuze.

    Autre paradoxe : l’incommunicabilité, la solitude dans la langue, qui exerce l’observation passive, sont accueillies par un Japon bienveillant qui apaise de loin en loin la douleur. Et le poème.

    maintenant je vais
    comme tout le monde
    je dors
    dans le métro

    dans le désordre de la vie

    presque une
    sur l’épaule de son voisin

    avec ce peuple d’amis

    tout m’est parfaitement familier
    et parfaitement étranger

    soudain
    comme un cri de jouissance

    non les rails

    Ou encore :

    nishidori
    beau nom des rue

    sous une pluie tropicale

    à bicyclette
    comme toute l’Asie

    prévenant
    un homme
    me tend un parapluie

    l’émotion du japon
    dedans dehors

    de jour comme de nuit

    Pierre Gondran dit Remoux

  • Nager éternellement dans la mer

    Lea Nagy, Le chaos en spectacle, traduit du hongrois par Yann Caspar, les Éditions du Cygne, 2022.

    Lea Nagy, née en 2000, est l’étoile montante de la poésie hongroise, avec déjà trois recueils publiés, salués par des prix, bourse ou résidence d’écrivain, traduits en plusieurs langues. Le chaos en spectacle est son premier ouvrage à paraître en français.

    Le lecteur pourra de prime abord être désarçonné par l’austérité de l’écriture, l’autrice ne laissant sourdre le lyrisme — attendu chez une si jeune poète, reconnaissons-le — qu’avec parcimonie. Le hongrois étant plutôt connu pour sa volubilité et ses inventions de longs mots polymorphes, cette langue « précise, lapidaire, chirurgicale » telle que la définit Patrice Kanozsai dans sa préface, compose un style très personnel : « une langue étrangère à sa langue maternelle » selon la définition du style de Deleuze. Cette expression de l’abstraction, si mature, impressionne et il faut plusieurs lectures pour que les motifs intimes, les thèmes chers à Lea Nagy se révèlent, notamment une vision de l’espace et du temps profonde et originale en ce qu’elle imprime la trame même de ses poèmes (« Le monde est infini, son espace et son temps »), non seulement dans sa modalité transcendantale — l’autrice aborde à plusieurs reprises ses rapports au divin — mais aussi immanente.

    De poème en poème, l’espace enfle considérablement (on vole « au-dessus des sphères » — les planètes) ou au contraire s’étrécit jusqu’à l’infiniment petit (« la mer/se débat sans faire de bruit. Des pieds effleurent ses molécules »). Ainsi, dans un seul et même poème (Sans corps), l’incommensurable est dévalé en quelques lignes.

    Je voyagerais bien.
    Je retourne le monde.

    Je le tourne.
    Il est dense.
    Des taches de couleur a priori minimes.

    Invisible d’en haut.
     À peine visible d’en bas.

    L’espace tâtonne au centre.
    Il dessine l’espace-temps.

    Des matériaux.
    Des molécules.
    Des cellules.

    Une cellule.

    L’espace « dessine l’espace-temps », autrement dit l’espace fait temps, heureuse transposition poétique de la théorie générale de la relativité : « le réel [est] éternel » « les petits grains de sable qui tournent dans la main [sont] les souvenirs », le sol même est « temporel, mouvant », « on tue le temps dans une cavité douce », espace réceptacle des saisons et des durées.

    De la même manière, la valeur du temps est relative : « dans le passé et le présent à la fois » ; ce temps ralentit parfois si intensément que les amants se transforment en arbres aux branches s’entrelaçant (arbre à l’échelle des temps si différente de celle des hommes) : « On se transforme en saule depuis des heures déjà/ou depuis des années, on n’a pas fait attention. » En corollaire, tandis que l’espace se fait temporel, le temps est spatialisé : la journée qui passe est « respirée » (comme si la durée était de l’air concret), on veut la « posséder » (comme une chose).

    Ce vécu particulier de l’espace-temps crée un hiatus avec autrui, celui qui vit dans l’espace-temps traditionnel, celui « qui tâtonne au centre ». Avec l’autre, on ne peut que rarement communiquer : « il ne veut pas que je l’entende/il ne veut pas que je comprenne », jusqu’à, hélas, empêcher la rencontre physique (dans le poème d’ouverture) : allongée sur le lit, « l’une des moitiés du lit est vide » ; quand l’amant attendu arrive enfin et se couche « l’une des moitiés du lit reste vide » : les espaces-temps de l’un et de l’autre ne sont pas synchrones, ils sont parallèles. Ailleurs :

    Une petite fille chantonne toute seule.
    La mer a délavé sa robe blanche.

    Sa mère la cherche depuis des jours.
    Dans deux mondes différents.
    Séparés de quelques mètres.

    Toutefois, il est des médiums qui permettent la communication des êtres : les oiseaux qui, toujours, volent au-dessus des hommes et du monde, aigle, faucon, vautour, « oiseau-marionnette zigzaguant » (un faucon crécerelle et son vol stationnaire dit du Saint-Esprit ?)…, rapaces capables de leur bec crochu de percer ces enveloppes d’incommunication.

    L’oiseau marionnette qui zigzaguait fonce sur nous.
    Il pointe son bec vers le soleil.
    Alors qu’il ouvre sa crécelle,
    L’eau du ruisseau apportée pour ses oisillons nous dégouline dessus.
    Je regarde le sourire de ta branche ridée.
    C’est important. Tout comme le temps.

    Comme cela, comme ici :
    C’est ça le rêve.
    Dans cette cavité douce
    où le réel n’a pas de signe.

    L’oiseau-marionnette se lisse les plumes.

    Plus fondamentalement — dans ce recueil d’une jeune femme où les corps de personnages d’hommes et de femmes âgés transitent nombreux —, le corps même n’est perçu que comme l’accumulation du temps : nous sommes le produit de nos souvenirs et emplissons « jusqu’aux recoins les plus secrets/de l’hippocampe » — support anatomique de la mémoire. On porte même en soi la mémoire de l’autre, notamment celle de la mère nous ayant tout juste mis au monde :

    Dans ma tête, mes souvenirs,
    dans ces lignes.

    À jamais.

    Comme cette relique,
    qu’à l’hôpital,
    sanglante et heureuse,
    ma mère,
    ma chère mère,
    portait sur sa peau.

    À jamais.

    Le nourrisson-relique : ce concret entrant à jamais dans le temps.

    De ce recueil l’âme s’avère être la mer :

    – mer-espace : les vagues, l’estran, le sable, les coquillages ;

    – mer-temps : le rythme des marées et, surtout, les souvenirs de famille les plus précieux de Lea Nagy, sur une île de la côte dalmate.

    Sans doute est-ce sur les falaises et les plages de cette île que s’est forgée cette conscience de l’espace-temps, soutenue par la communion avec l’élément aquatique, affaire de souvenirs, de corps, de sensations, de silence — l’instant étendu de la présence au monde.

    Pas de bruit humain.
    Pas de bateau sur l’eau.

    Soupir.
    Solitude.
    Fuite.

    Une vague s’écrase sur un rocher.
    La nuit, une cigale est assise sur mon genou.

    La pleine lune éclaire la mer.

    Sur une petite île. Seule.
    Le silence est roi. Le silence est moi.

    Pas de bruit humain.
    Pas de bateau sur l’eau.

    L’émotion est contenue mais forte, le poème (presque) lyrique… : devenu perchoir de la cigale, la poétesse est un arbre conscient.

    Lea Nagy parle longuement de cette île dans une interview, où l’on apprend que son premier mot fut prononcé alors qu’on la tenait au-dessus des flots : la mer est le lieu du langage, elle y puise son inspiration de poète surdouée — mais aussi sa solitude d’artiste :

    Quelqu’un écrit que je ne dois pas voler trop près du soleil.
    Je nage vers le fond de la mer — voilà ma réponse.

    Pierre Gondran dit Remoux

  • La poésie dents serrées

    Grégory Rateau, Imprécations nocturnes, Conspiration Éditions, 2022.

    « Depuis quand sens-tu ce poids/cette difficulté à paraître ? »

    Dans Imprécations nocturnes, Grégory Rateau utilise plusieurs voix (Je, Tu, Il, Elle) qui, témoignant de ses « vies emboîtées », s’avèrent les avatars de ses paraîtres dans la société. Il part à la recherche d’un diagnostic à poser sur cette angoisse du paraître et fait le constat lucide d’un syndrome de l’imposteur, lui le transfuge de classe.

    L’écriture innocente

    Si elle est douloureuse, cette poésie de l’introspection est non métaphorique, sans emphase. La clarté de l’expression et le refus des procédés de séduction du lecteur préservent l’éthique de ce dernier. Car c’est bien à un voyage dans les extrêmes psychiques (presque lazaréen) que l’auteur nous convie. Cette nécessaire économie d’écriture est plutôt l’« écriture innocente » de Barthes que l’écriture blanche car de « trous » et de « platitude » il n’est pas question : l’exploration est minutieuse, à tel point qu’elle épuise et rend exsangue. La page achevée, le lecteur devine toutefois sans peine hurlements et larmes ravalés : une poésie dents serrées — parfois la nuit, des imprécations.

    Le transfuge de classe

    Dans son milieu aux fantômes d’aïeux « qui vous cueillent au berceau/et vous collent une poisse d’enfer ! », il manque à l’auteur un interlocuteur : « enfant double/je jouais avec mon ombre », il voudrait « trouver frère à l’oreille fertile » qui puisse comprendre ses premiers vers — on pense à Bourdieu qui écrivait, évoquant sa « névrose de classe » : « J’avais onze ou douze ans, et personne à qui me confier, et qui puisse simplement comprendre. » S’inventant un roman familial (« la grandeur des miens, une douce chimère »), quittant la banlieue pour Paris, il se voit en « éclaireur pour ses frères/un maudit pour sa famille », vit les « longues nuits d’ivresse » — pourtant « l’obscurité est un supplice ».

    Le syndrome de l’imposteur

    Sa finesse d’écoute de l’autre et de soi est à double tranchant, les signes non signifiants sont surinterprétés : « Je m’acharne à donner du sens », « Tu te retournes/guettant la clarté d’une enseigne/et toutes ces ombres aléatoires/qui pour toi devraient donner du sens », jusqu’au délire : « La journée il ourdit des complots contre lui-même (…)/la terreur de croiser le regard de trop (…)/celui qui en dit long. » Il tente de se fondre dans ce monde hypocrite qui l’épie, de feindre : « alors le voilà mime (…)/ne choisir qu’un uniforme celui qui redonnera toute transparence/luminosité sans reflet, ombre sans forme » — à vie transparente, écriture du silence, de la solitude et de la « petite voix intérieure ».

    Mais il y a de quoi devenir fou dans l’incessant paraître et la crainte d’être percé à jour. Le manuscrit qui est écrit la nuit par un inquiétant double — ce clivage insurmontable du transfuge de classe — est le « testament d’un damné ». Jusqu’à la haine, dont il a la conscience aiguë du danger : « je baisse mon regard/devant mon propre visage/parti/à la dérive ».  Rimbaud et « sa fuite en long silence/qui capte le réel » passe alors du statut de modèle littéraire à celui de modèle thérapeutique.

    L’errance

    Quitter la nuit et abandonner la facticité. Palerme, la Hongrie…, les chambres d’hôtel toutes identiques, les appartements « pastiches d’un chez moi », « lieu de transit »,  « loin de votre hystérie » sur un « îlot idéal d’où [il] contemple [ses] peurs » autrement dit les met à distance, les « poches vidées de leur bile ». Perce alors une solution à la souffrance et à la solitude : « la seule option/serait d’y retourner » [dans le lieu de l’enfance], mais alors « bringuebalé aux douanes du hasard », car il a « l’éternité à vivre sans illusions » avant de « peut-être rentrer chez [soi] ». Retrouver notamment le « territoire solaire » de son enfance solitaire dont l’ont privé ceux qui « conspirent à longueur de journée/sur comment s’y prendre sans bavure/pour tuer le soleil », ce temps des premiers vers.

    Le lecteur comprend alors qu’il a entre les mains l’étai de la survie dans la fugue, le travail d’avant la possible réconciliation d’avec soi et les siens.

    « Écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi. »
    (Annie Ernaux).

    Pierre Gondran dit Remoux

    Extrait, page 57 :

    Pourquoi le jour n’a plus l’évidence
    telle la lumière qui, hier encore
    dardait à mon réveil
    se subtilisait au frère
    enfant double
    je jouais avec mon ombre
    sans jamais connaître l’ennui
    les fins de dimanche d’une autre vie
    pétrisseur de mon moi
    me confondant aux formes amies
    je poussais même à ma guise

    Extrait, page 65 :

    Vous qui me dévisagez
    comme le dernier des forcenés
    sachez que je ne suis pas d’ici
    chaque rue me coule dessus
    alors je me glisse dans la première maison venue
    déloge ses habitants
    m’imagine vivre à leur place
    j’apprivoise la normalité
    prends des notes
    les efface aussitôt
    frappe à d’autres portes
    me fait inviter dans les règles
    et après quelques verres
    la certitude de trop
    jusqu’au désespoir
    ma colère nichée en travers de la fenêtre
    un réveil difficile
    vidé de tout
    même de mon amertume
    incapable de me souvenir du jour
    et de reprendre la route

  • Go, la Vache universelle

    Frédérique Guétat-Liviani, go, illustrations de Yoshiko Tesaki, Julien Nègre Éditeur, 2018.

    L’acuité du propos de l’ouvrage go de Frédérique Guétat-Liviani n’a cessé de grandir depuis sa parution en 2018 chez Julien Nègre Éditeur (illustrations de Yoshiko Tesaki). Il s’agit d’un poème-peau, la peau de la vache universelle (go signifie « vache » en sanskrit) dilacérée en vingt-neuf fragments, comme autant de courts poèmes indépendants. Le thème foncièrement original de l’ouvrage, la lactation, se déploie dans ses dimensions zootechnique, symbolique, anthropologique. De la dénonciation sensible et complexe de l’élevage intensif émergera la nécessité de la militance, du changement de comportement individuel et collectif — thème plus que jamais prégnant, notamment chez les jeunes adultes.

    Rappelons : pour que la vache donne du lait à l’homme, il faut lui faire faire un veau (par insémination artificielle) et secondairement la séparer de ce veau (le mâle est voué à l’abattoir, la jeune génisse, nourrie artificiellement, sera gardée pour renouvellement du troupeau). De cette thématique de la lactation et du déchirement premier entre la mère et son veau Frédérique Guétat-Liviani tire plusieurs fils qui serpentent de poème en poème.

    Le plus politique est le questionnement vis-à-vis de la cruauté et de l’ampleur de l’élevage intensif, mais aussi de l’aliénation des agriculteurs éleveurs. Sur ce thème alternent des poèmes documentalistes du fonctionnement d’un élevage (fragments 7, 8, 11, 12) et des poèmes d’une grande puissance évocatrice, tel le fragment 22 où la vache « meugle longuement (…) le nom inouï/nom du veau » — les hommes sourds « mettront à la bouche la viande prénommée », le manger de la viande bovine prenant alors une dimension de quasi-canibalisme : puisque la viande a un nom, elle est bien celle d’un être à l’égal des hommes porteurs de noms (revendication clé de l’antispécisme*). Le plus déroutant est le thème de la métamorphose de l’humain (mâle) : métamorphose en un homme-nourrice par la pousse de seins lactifères ensorcelés (miroir inverse d’un Tirésias d’Apollinaire, qui deviendrait Thérèse, gagnant « sa vie en pratiquant l’allaitement mercenaire », ce qui lui plaît, le masculin exploiteur contraint à l’allaitement pouvant alors saisir le déchirement du veau enlevé à la mère allaitante — mon interprétation) ou encore en un herbivore juste capable de reptation (fragment 16), comme une punition du mal fait aux bêtes (qui, dans le fragment 14, ruminent littéralement leur vengeance) ; à plusieurs reprises la ruralité sorcière est évoquée, sans nostalgie puisque les sacrifices animaux s’avéreront vains (« la question restera posée », fragment 24) et ne dresseront finalement que les prémices des rapports à l’animal fondés sur la destruction. Outre le viol (fragment 1 créant le rapport a-spéciste entre la génisse artificiellement inséminée et la jeune fille violée — qui manque s’acheter un tissu imitant la robe d’une vache), le thème le plus intime (à l’évocation particulièrement réussie) est le lien ambigu et pluriel de la jeune mère à son nourrisson à nourrir : les seins non tétés tendus et douloureux de la mère abandonnante (fragment 16, comme le pis distendu de la vache laitière avant la traite), au contraire des seins plats qui ne donnent pas de lait de la fille-mère qui fugue avec l’enfant qui mourra (fragment 27).

    Car c’est bien de la fugue qu’au fond l’autrice nous parle : il faut sauter la barrière électrifiée du champ des bovins en souffrance (fragment 28 : « une secousse nous a fait crier »), symbole du carcan de la société maltraitante. Le dernier fragment est d’un optimisme probablement tout personnel, contant l’engagement associatif (la lutte contre la souffrance animale et, peut-être, le véganisme) : que les bêtes sauvées de l’abattoir « finissent leur vie dignement » serait-elle la condition de la dignité de l’homme ? la condition pour recoudre la peau de go la Mère-Vache universelle ?

    Cette coïncidence des destins de la femme et de la vache est brutale et dérangeante : elle est à appréhender comme un motif fondamental du militantisme antispéciste.

    Quant au formalisme, le lecteur pourra lancer sa propre interprétation : devant ces paragraphes comme troués par des blancs, on pourra certainement voir les taches de la robe des vaches laitières puisque chaque poème est fragment du poème-peau de la vache go ; j’y vois plutôt les gouttes du lait répandu au très beau fragment 3 (cf. l’extrait), du lait poisse qui s’épand de n’être pas ingurgité par le veau — le gâchis est donc ailleurs, plus fondamental —, tout au plus ce lait aura eu la fonction vraie d’antidote à l’ypérite de la Grande Guerre (« son visage blême est protégé contre le gaz ») — la Grande Boucherie.

    Pierre Gondran dit Remoux

    * À l’opposé du spécisme, qui serait une forme de discrimination concernant l’espèce, étant entendu que l’espèce humaine est au-dessus de toutes les autres, l’antispécisme affirme que l’espèce à laquelle appartient un animal, humain compris, ne constitue pas un critère pertinent pour juger des droits qu’on doit lui accorder.

  • Combats de coqs

    Heptanes Fraxion, Ni chagrin d’amour Ni combat de reptiles, Aux cailloux des chemins, 90 p., 2022, 12 €.

    J’ai lu toutes ses interviews (c’est faux, bien sûr) et il n’en parle jamais (c’est peut-être faux, bien sûr) : pourtant, dans Ni chagrin d’amour Ni combat de reptiles, ça perce les yeux, ça siffle aux oreilles, ça te picore l’épaule, ça te chie dessus d’évidence :

    « je n’ai pas de crocs » « je n’ai pas de griffes » « ma crête est dans mon crâne » « dans mon corps (…) un surplus de peau là dans le dos comme des sacs pour les ailes »

    Heptanes Fraxion aurait voulu être un oiseau, un de ces « corbeaux qui se fabriquent des outils ».

    Cloué au sol, mazouté par la « pluie noire [qui] tombe du ciel », il se donne un nom d’hydrocarbure.

    Certes il y a la gare ferroviaire : « mon endroit préféré dans cette petite ville de merde ». Partir (Millau, les Landes, le Gers, Lyon, Limoges…) :

    « un monde approche et un autre s’éloigne
    ville triste la nuit en gare de chais-pas-où
    les toits les parkings les bancs les arbres
    un monde approche et un autre s’éloigne
    je bois une bière entre deux wagons »

    Heptanes Fraxion aurait voulu être un oiseau migrateur.

    Cependant :

    « sans surprise/l’ennui qui m’a attiré jusqu’ici est strictement le même/qui m’en fait repartir »

    Décidément « il n’y a pas de splendeur ».

    Alors, oubliant ses ailes coupées (« ce truc qui trop souvent revient »), il observe son quartier, ses habitants, il partage avec nous ce qu’il partage avec eux : il fait des poèmes tristes, il fait des poèmes drôles, il fait des poèmes saignants, il fait des poèmes aimants sur ces femmes et ces hommes, paumées, salauds, salaces, salopes, amoureux (« des figurants » ?), parfois à refrain ciselé pour le spoken word. On pense alors à Kate Tempest. De Toulouse plutôt que Londres. Et sans tempête. Plutôt le calme d’avant — qui dure :

    « les zones d’ombre viennent à ma rencontre qui me traversent »
    « calme chien/je suis calme chien »

    Heptanes Fraxion est à la poésie, ce que l’illustratrice Tanxxx (que de X à eux deux !) est à la BD : l’underground que le mainstream tente d’apprivoiser — ce que je fais là, par exemple —, mais la crête est toujours dans leur crâne.

    — Bonus zoologique (joie) : Pourquoi donc ces reptiles ? Les oiseaux sont les fils et filles à sang chaud des dinosaures jurassiques, leurs survivants hantant nos villes. Les combats de coqs dans la ruelle à guetteurs sont bien des combats de reptiles, leur crête sanguinolente et turgide dressée sur la tête.

    Pierre Gondran dit Remoux

    Jean-François Dejouannet, Archaeopteryx lithographica, 2014. Aquarelle et gouache (détail). Muséum national d’histoire naturelle.

  • La virgule-symptôme

    Mila Tisserant, Contre-fugue, Éditions du Cygne, 52 p., 2022, 10 €.

    Oser la note de lecture d’un ouvrage où est clamé : « Si vous raisonnez, vous tuez la chose ! », c’est en devenir l’assassin ébloui. Mila Tisserant, née en 2003, aime contrarier son lecteur : le thème de la fugue rimbaldienne est un attendu sous une si jeune plume ? Eh bien elle choisit de « contre-fuguer ». Elle s’enfuit à rebours, non pas vers un avenir platement inconnu mais dans le passé (prétendument) balisé des poètes illustres, des monstres sacrés. Car la poétesse sait qu’elle y trouvera les « essences charnelles que les siècles avaient conservées » — à la condition de ne pas craindre la nuit, la friche (« endiablée et rompue, j’allais à travers champs d’ordures »), le cimetière, les eaux méphitiques, les abîmes. Les cadavres. Les « criminels que la poésie habite ». À condition de « démonstrifier » ces monstres pour tenter d’en retrouver la chair ou — à défaut — les os, omniprésents. Cette décision fulgurante de la contre-fugue, elle la date précisément : « Une nuit d’avril, je compris pourquoi j’aimais tant courir à la perte d’un crépuscule, essouffler mes visions dans les coups et les creux de tant de virgules. » Oui, Mila Tisserant use de la virgule à haute intensité, cela — on croit comprendre — depuis ses tout premiers écrits. Elle réalise cette nuit d’avril que cette manière de scander sur la feuille ce qu’elle scandera bientôt sur scène (elle est comédienne), cette entorse faite au bon usage typographique quand elle sépare le sujet de son verbe (« la virgule, a son arrogance »), est le symptôme d’une maladie : la poésie. Les poètes ne sont-ils pas les « malades incurables aux portes des villes » ? Cette maladie est une guerre (« qui fait rage, dans le moindre recoin de ma chaire »), cette maladie est un monstre (qui « bourdonne dans mon crâne »), cette maladie va l’épuiser (« Désormais je vais m’assoiffer. Désormais je vais m’affamer. »). Mais la poétesse est aussi follement énergique, défiante, arrogante, moqueuse (« J’ai la raillerie facile, car vous êtes tous laids. »). À vingt ans, elle sait bien qu’« écrire est un incendie » et si elle se lance dans ce voyage « à travers ces lieux morts, abîmés, ces sanctuaires passés » c’est pour emplir sa « trachée, d’inspiration nouvelle ». À l’air pur de la montagne romantique ? Non : plutôt au bord de la falaise « l’ivre des abîmes » « où l’on crève humblement sans mercis ni soupçons ». Car ça dégringole dans cet ouvrage, et pas seulement le vieux Hugo de son piédestal : la langue hachée de virgules et coupée de points nous fait littéralement dévaler la falaise, dévaler le poème : on glisse continûment sur les facettes que sculpte sa virgule-lapidaire — Rimbaud, forcément convoqué, « sa phrase hachée, en tronçons, sans liens logiques visibles, pleine d’à-coups et de zigzags, reflet de sautes d’humeur constantes et d’émotions chaotiques » (Tonquédec, 1917), cité par Jacques Dürrenmatt qui moque au passage cette « lecture myope d’une manière neuve de penser le continu » — lapidaire comme on le dit du texte gravé des pierres tombales évoquées à plusieurs reprises. Afin de « faire courir l’encre du surréel », un lexique au gothique très baudelairien est donc déployé ; mais c’est bien Rimbaud, « gamin aux semelles de vent », dont la tombe est visitée et à qui reproche est fait d’avoir finalement caché ses accès de folie dans son lit : « Qu’as-tu fait crapule ? Tes relents de scrupules. La poésie française ne s’en trouve que plus amochée. » (lapidaire, je vous dis). Et toujours : « Il n’y a pas de génie dans Rimbaud, seulement une vieille maladie ». De fait. Avant-dernière ligne : « Cet ouvrage n’est qu’une maladie » — le cancer des os qui emporta Rimbaud et qu’il s’agit d’aller dévisager : « Que je hais le cachot qui verdoie en mes os ! » Là où l’on souhaite au vieux poète un prompt rétablissement, on souhaite à Mila Tisserant de ne surtout pas guérir. Après cette contre-fugue flamboyante, sûr que l’autrice sait qu’elle n’échappera pas à la nécessité de sa propre fugue.  

    Pierre Gondran dit Remoux

  • Le poète acrobate

    Laurent Albarracin, Shifumi, Pierre Mainard Éditeur, 2022.

    Dans Shifumi, Laurent Albarracin nous invite à un éblouissant jeu poétique : des aphorismes qui se jouent de nous et des mots, des proverbes-miroirs à la césure médiane toute japonaise, de subtiles leçons de choses… Je tente ci-après de montrer la précision et la richesse des polysémies mobilisées dans certains poèmes — où elles atteignent des proportions ébouriffantes — et d’identifier un procédé d’« escamotage du contexte » qui  laisse le signifiant nu et porteur de tous ses signifiés. Le poids du contexte sur la signification en linguistique est dénommé sémiose. Cet ouvrage n’est pas un traité de sémiotique ! Il est une joyeuse et volubile distraction autour de la sémiose — notamment au sens original du latin distractio « action de tirer en sens divers ». Si nous sommes à mille lieues du lyrisme, nous sommes tout autant éloignés du formalisme pur, au vrai nous sommes à leur barycentre, qui est une célébration : celle du langage.

    Le jeu de la mourre et du hasard

    Le shifumi est l’autre nom du jeu enfantin pierre-papier-ciseaux. Un jeu ancien inventé en Chine sous le nom de « jeu des signes des mains » et qui arrive en Occident depuis le Japon, assez tardivement, shifumi pouvant être une déformation du japonais hi-fu-mi, qui signifie « 1er 2e 3e »  (Wikipedia). Laurent Albarracin s’intéresse dans plusieurs poèmes aux variations poétiques autour du trio pierre-papier-ciseaux [au demeurant variable en fonction du pays : parfois feuille, tissu ou enveloppe plutôt que papier, voire éléphant-être humain-fourmi en Indonésie, par exemple] mais surtout au dispositif du jeu qui est une constante — y compris dans le vieux jeu français de la mourre, encore pratiquée dans certaines régions, qui, quoique plus complexe que le shifumi (il s’agit de deviner le nombre de doigts que l’adversaire va présenter), est également une confrontation réflexe des mains, des doigts. Ainsi, ces divers jeux de mains sont associés à une brève comptine « 1 2 3 » chantonnée par les deux joueurs dans le but de synchroniser le jaillissement des mains sur l’arène du combat, entre eux deux.

    Chaque poème de Shifumi repose sur ce dispositif : 

    1
    2
    3

    1
    2
    3

    Deux tercets séparés par un espace entre les deux, lieu de l’arbitrage. Ils jaillissent simultanément sur la page.

    Or, de simultanéité du sens il est éminemment question dans Shifumi, précisément la simultanéité des signifiés pour un même signifiant : la polysémie.

    Trouver Saussure à son pied : Lacan

    Rappelons : la théorie du signe de Saussure fait de celui-ci « une entité psychique à deux faces », « combinaison du concept et de l’image acoustique (…) respectivement signifié et signifiant », liés de manière « arbitraire » mais « immuable ». Lacan, s’il conserve cette structure duale des signes du langage, en rejette l’immuabilité : cette liaison est diverse, instable ; il définit en outre une nette hiérarchie entre les deux termes et pose le signifiant comme fondement du langage, du symbolique. Pour le dire simplement : le signe de la prééminence du signifiant sur le signifié se révèle dans le fait que, pour déterminer le signifié d’un signifiant de nous inconnu, nous nous appuyons sur d’autres signifiants, ceux constituant la définition dans le dictionnaire consulté. Qu’est-ce qui fait l’identité de ce signifiant si ce n’est pas le signifié — réduit au rôle subalterne de monde à découper selon les signifiants, véritables agents du symbolisme du langage. Lacan introduit la notion de chaîne de signifiants : chaque signifiant est singularisé par la différence avec les autres (comme le mot cherché est différent de ceux formant la définition dans le dictionnaire). Mieux : le signifiant doit être posé comme différent de lui-même dans ses différentes occurrences, autrement dit dans le contexte où apparaît la chaîne des signifiants (époque, milieu, métier du locuteur, personnalité, état d’esprit, histoire familiale, etc.).

    Par exemple, « Je m’occupe de l’ours » porte un sens bien différent selon que c’est l’imprimeur ou le taxidermiste qui prononce la phrase. Le signifiant « ours » est identifié différentiellement selon le lexique de ces deux professions : le contexte fige son signifié instable. Tel est l’objet de la sémiose.

    Briser ses chaînes

    Laurent Albarracin est un orfèvre des chaînes de signifiants. À chaque page jaillissent de ses deux mains/tercets des chaînes de signifiants qui se confrontent ou s’allient : « 1 2 3 » une pierre face à des ciseaux, « 1 2 3 » des ciseaux face à une feuille, « 1 2 3 » une feuille face à une autre feuille. Mieux que cela, il sait ouvrir les maillons de ces chaînes et épisser des bouts à sa manière : s’articule alors dans une chaîne un signifiant au signifié décalé qui, souvent, trouvera en miroir une correspondance dans le second tercet (ce qui, sauf erreur de ma part, forme des antanaclases). Le signifiant déplacé hors de sa chaîne, hors de sa sémiose, nu, est soudain porteur de tous ses signifiés et resplendit alors dans sa polysémie (cf. infra les exemples de poèmes interprétés).

    Certes cela fonctionne d’autant mieux que le lecteur reconnaît les strates de signifiés qui ont sédimenté dans le signifiant… Car cette écriture est profonde, au sens propre, et exige du lecteur (particulièrement pour certains poèmes, de nombreux autres étant plus directement accessibles) une exploration spéléologique dans les galeries du sens — activité profitable et passionnante pour peu que l’on ait la modestie de la découverte : le dictionnaire lexical en ligne du cntrl est à ce titre une mine inépuisable, pour filer la métaphore géologique (site utilisé intensivement pour étayer les interprétations proposées).

    Faire de la poésie à plusieurs

    Ivar Ch’Vavar, dont Laurent Albarracin est un proche camarade en poésie, exprime à plusieurs reprises dans Échafaudages dans les bois qui vient de paraître, l’objectif de faire de la « poésie à plusieurs ». Il témoigne aussi du fait que leurs expériences se sont avérées difficiles sinon décevantes en pratique. Laurent Albarracin propose — c’est ainsi que je l’interprète — une solution élégante à cette impasse : devenir soi-même plusieurs, défi poétique qui implique une culture des champs lexicaux sans borne. Le poète mène dans le langage plusieurs vies simultanées : il est tout à la fois botaniste, mécanicien, modiste, marin, boucher, mathématicien, agriculteur, plombier zingueur (choses communes), mais aussi organiste, rhabilleur de meule, barilleur, gemmeur, dominotier… (activités plus rares) en tant que ces métiers sont définis par leur lexique, autrement dit plus précisément, par leurs chaînes de signifiants propres.

    Dans le vocabulaire des métiers du livre, l’amphibie (un substantif) est « l’ouvrier typographe qui assume deux emplois différents comme ceux d’imprimeur et de correcteur » (cnrtl). Cumulant les métiers pour enrichir les signifiants, Laurent Albaracin est le poète-amphibie.

    En corollaire, Shifumi serait donc un livre à lire à plusieurs pour tenter d’en épuiser la polysémie — le défi d’Ivar Ch’Vavar trouve peut-être ici une résolution : la « poésie à plusieurs » c’est le poète et ses lecteurs.

    Conclusion : sur le chemin des douaniers

    Toujours selon Lacan, l’écrit (la lettre en sa typographie) est comme le littoral qui serpente entre le monde du signifiant et du savoir d’une part (le langage-continent) et le monde de la jouissance d’autre part (le plaisir-océan). Laurent Albarracin nous accompagne sur le chemin des douaniers et nous montre des coquillages remarquables. Les collectionner, plaisir sans pareil, n’est pas réservé au conchylicole averti : cet ouvrage, aussi complexe qu’il s’avère, demeure une lecture ludique et accessible, simple comme le shifumi.

    Quelques propositions d’interprétation

    Poème capitulaire

    Le poème d’ouverture (« enluminé » par moi, nous verrons pourquoi) est le suivant :

    « 1 2 3 » – L’aphoriste a lancé le tercet du bas en jouant sur « cache »/« montre » et détourne le proverbe bien connu. La frondaison est ici l’arbre métaphorique du proverbe inversé, formulation qui dessine une élégante synecdoque.

    « 1 2 3 » – Le tercet du haut porte le mot « capitule », qui me semble être le plus important du poème car il est polysémique : les champs lexicaux professionnels en déclinent plusieurs sens. Le docteur en droit par son édit capitulaire stipule la capitulation du roi de la forêt, l’arbre détrôné. C’est aussi le botaniste qui est convoqué, offrant le mot « capitule », qui laisse imaginer la frondaison comme une inflorescence de composée. Le fait que ce poème soit le premier du recueil est significatif : l’imprimeur estimera que le poème est capitulaire (qui introduit le chapitre — ce qui mettrait un peu d’ordre dans les « milliers de feuilles » du manuscrit) ; le médiéviste comprendra qu’une lettre capitulaire est évoquée, lettrine du premier mot du chapitre. Il se trouve que celles-ci sont fréquemment enluminées de rameaux enchevêtrés, un « délire de branches »… tout premier vers de l’ouvrage — et frondaison qui métaphorise la forêt de signifiants dans laquelle nous allons nous enfoncer ; elle est bien « l’arbre qui montre la forêt ».

    Par ailleurs, l’auteur annonce clairement la chose, c’est bien les « mille feuilles » d’un mille-feuille que nous allons déguster.

    Une histoire de feuille

    Dans le poème ci-dessous, même si la feuille a remplacé le papier, le jeu des mots est fondé sur le jeu du shifumi même : pierre-feuille-ciseaux.

    Pour fendre la pierre
    et lui enlever la peau
    plonge-la dans la feuille de l’eau

    la feuille défoliante de l’eau
    les ciseaux
    n’y verront que du feu

    Dans la version classique, le papier gagne sur la pierre en l’enveloppant. Ici, la feuille va fendre la pierre. Pour fendre une pierre, on peut la chauffer (dans le feu) et la plonger prestement dans l’eau glacée (disons une bonne feuille, mesure de volume de l’Ancien régime). Cette même opération est une pratique de cuisine pour éplucher facilement les tomates : leur « enlever la peau », les exfolier, les défolier. Les ciseaux, pourtant spécialistes de la découpe, ne voient que du feu à cette astuce de grand-mère. L’eau qui découpe par sa feuille, le fait comme le boucher découpe le morceau de viande de son hachoir, dénommé une « feuille ». Le tranchant des mots, dans ce poème !

    Un poème pour typographe mélomane

    Les chants d’oiseaux sont
    d’autres oiseaux
    que les oiseaux

    ils s’en échappent comme guirlandes
    comme les oiseaux colorés des sons
    Ce sont les singes de l’air

    L’oiseau dans l’héraldique est ce dont on ne peut donner l’espèce : « d’autres oiseaux/que les oiseaux » pourrait signifier que le chant est d’une autre espèce, d’une autre nature que les oiseaux — la répétition paradoxale devient sensée. Ceux-ci émettent logiquement des guirlandes, ces pièces musicales antiques, tandis que les oiseaux colorés (comme guirlande de Noël) des sons sont peut-être une allusion synesthésique faite au Vogelgesang, un des nombreux sons naturalistes de l’orgue. Ces acrobaties musicales sont dignes des singes du dernier vers se balançant dans les guirlandes ; surtout, ces animaux impriment dans l’air-partition les notes de ce chant d’oiseau : en effet, le singe est le surnom de l’ouvrier typographe — celui qui n’est pas l’ours.

    Mais aussi

    Des pensées…

    Est-ce que le feu
    ne brûle pas
    comme s’il trouvait

    sans cesse
    en lui
    sa fraîcheur

    Pierre posée
    à un coude du hasard
    exactement un coude du hasard

    au plus tendre
    du coude
    du hasard

    Une botanique facétieuse …

    Le coquelicot se froisse
    de ce qu’on le froisse
    avec les yeux

    Il prend légèrement ombrage
    d’être fragile
    et rouge

    Un chiasme…

    La pluie
    crépite dans l’eau
    comme un chat

    comme un feu
    qui ronronnerait
    la tête dans l’eau

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