
Longtemps je n’ai pas su lire Sans respirer (et désormais ?). Peut-être parce que je suivais un penchant facile : que je m’identifiais plus volontier à l’homme dont il est question plutôt qu’à la narratrice ? ou encore que je campais un lecteur un peu affolé par l’histoire du désir qui baigne ce texte ? que je restais un peu à côté. Un peu. Pourtant rien ne sert de pencher devant Sans respirer : il faut se redresser et affronter/accueillir la force de la vague qui rudoie, l’eau salée qui fait la gorge amère, puis l’abandon qui soumet soudain.
Il n’y a pas de peu qui tienne.
Laurence Lépine offre un corps en passion à l’écriture et à la lecture. Passion pour un homme le plus souvent absent. Absence qui l’inspire et la comble (un « mégalithe »), qui la meurtrit et la sub-jugue parfois. La fait halluciner aussi. On pense au corps désirant des héroïnes durassiennes : « C’est là dans ce petit champ de chair que tout s’est passé et que tout se passera. » (M. Duras, La vie tranquille).
en moi
se dresse
maintenant
le mégalithe
les os ardents
qui le convoquent
rien ne se fait désormais
sans éloge de l’ombre
l’absence
Témoigner pour soi (et ses autres soi, également — nous le verrons) et pour les autres d’un état psychique aussi intense, je veux dire tenter d’approcher la complétude de cet état, exige de tenir plusieurs fils d’écriture, plusieurs rythmes, plusieurs souffles. Ainsi se succèdent de courts poèmes libres, comme apaisés — pas en paix, non… mais posés —, et ce que l’autrice nomme des « poèmes-blocs » : une page voire deux sans ponctuation qui se lisent (s’écrivent) d’une traite « sans respirer » : comme en apnée ? Plutôt ce moment précis où les poumons commencent à brûler et où l’on crache l’air longuement pour tenir quelques instants de plus. Un bloc qui, loin de contraindre ou de figer, libère brusquement l’écrit. Transmute l’intimité en extimité — terme de Jacques Lacan, que j’entends ici comme ce qui est le plus proche de soi, le plus intérieur, tout en étant ourlé vers l’extérieur par une nécessité absolue.

Sir William Jackson Hooker (1785-1865).
Si les poumons brûlent c’est que l’eau est la grande chose mouvante et multiple de Sans respirer : prison qui accueille l’algue-dentelle soumise (à la société, à cet homme) que la narratrice est parfois, ou lieu des caresses de l’homme qui, à plusieurs reprises, est réduit à ses seules mains aquatiques, son pouvoir synecdochique.
mes cheveux
le sais-tu
sont devenus des algues
que je tresse
insoucieuse de ma beauté
des rigueurs que tu m’opposes
Algue, roche (« une part involontaire/de ma roche/s’allie à tes pupilles»), éléments minéraux ou floraux (« frêle comme le givre/l’épiderme semé de pétales/de cristaux odorants ») :
à force d’attente
suis devenue
un massif argenté
des coraux poussent sur mes articulations
(…)
Ce ne sont pas métaphores, mais des métamorphoses vraies ou, plutôt, une fusion : devenir le monde même. Celui où l’homme, peut-être, jaillit de l’absence :
je vois à travers les limbes
l’espace qui nous joint
cet autre monde fait de parcelles d’eau
de fonds sous-marins
Laurence Lépine nous guide vers cette révélation : l’amour fusionnel n’est pas la fusion entre deux corps amants — la sexualité même serait-elle sexualité sans radicale frontière ? sans la possibilité de l’absence ? — mais fusion entre le corps et le monde halluciné en corps de l’autre, le territoire commun de la rencontre, de la blessure. Et territoire de l’écrit. Cet alliage triple est une métallurgie — la forge comme image du désir apparaît à plusieurs reprises.
lorsque tes mains
ces sœurs sous-marines
longent ma chair
arpentent le désir
l’irrépressible promesse
la forge toujours tient corps
l’attente y fend son souffle
« Halluciné », ai-je écrit deux fois déjà. Dans une page inouïe, un poème-bloc voit une abeille emporter la pomme d’Adam de l’amant, qui s’en trouve féminisé, mais cette métamorphose est avant tout une nouvelle perception par la femme qui, elle plutôt que lui, est alors transformée : « je suis maintenant face à toi comme une nouvelle femme ». Plus loin, ce thème de l’amant parfois bisexué :
je croise parfois
dans mes circonvolutions
mes danses aquatiques
ta chair
devenue féminine
une étape dans la création
dont personne n’aurait
lu
encore la semblance
Sans doute l’amant se transforme-t-il en elle-même, la femme aimante, car le thème du double est omniprésent.
Femme fendue « à la chair redoublée de brûlures », qui voit son alter ego obéissante s’éloigner avec l’homme dans le bois :
j’étais entrée avec toi dans le bois un rien sonore m’appelait petite épouvante candide envolée je te tenais le bras l’eau était si verte tes yeux je te tenais la main nous marchions vite ta main a ouvert le passage le bois tendu son cou l’ouverture était étroite tu la connaissais d’avant un lieu où l’on vient pour la rencontre les besoins du corps du papier par terre je suis entrée avec toi dans le bois le tout petit bois je est toujours celle qui s’absente quand je suis avec toi en rencontre une autre plus jeune que moi plus nouvelle à la place je toujours absente quand je suis avec toi dans le bois (…)
Femme redoublée de l’attente :
mes bras et
mes hanches
sont à nouveau à moi
double est cependant mon corps
mes nerfs étirés
jusqu’à l’inexplicable
je t’attends
Femme redoublée de sa propre peine :
assise ma peine me blessait derrière les genoux et au pli peut-être de la taille et au-dessus des cuisses sans que je ne sois néanmoins bien sûre de cela le fait est que j’ai dû m’allonger pour lui donner toute sa place pour qu’elle s’allonge elle aussi se répande et peut-être finisse par se dissoudre c’était un temps où l’alphabet n’avait pas encore toute sa marge sa forme fixe où mon ciel était vide de toi empli c’était au énième siècle date de la chapelle en sa nativité je dormais avec elle avec toi comme aux prémisses d’un jour nouveau (…)
Femme redoublée de la poétesse, car le thème de l’écrit, traité avec une originalité et une finesse qu’on ne peut rendre par un extrait, irrigue tout le texte — notamment une danse d’accords, de « s » ou de « es » qui s’absentent, mi-sérieux mi-jeux entre amants ; et aussi, par exemple, cette douce analogie typographique :
au ciel
charbonneux comme lettre
passe parfois
l’accent entrouvert de ton prénom
un ailleurs
aux longues jambes
Ce livre du désir est complexe, diachronique — les temps de la passion, du sexe, de la dépendance, de l’abandon, de l’attente, du sevrage, de l’ouverture à un autre possible se succèdent tout en se chevauchant :
seule en face de moi-même
j’écris ta venue
ta constitution labyrinthique
Il est passionnant, intimidant. Je n’en ai dit qu’un peu.
Un peu.
Pierre Gondran dit Remoux