D’une maille tirée, tout un ouvrage peut se détricoter, se détisser. Disparaître. La maille tirée d’Emma — le personnage dont Sylvie Marot nous conte l’existence dans Physalis — est la perte d’un amant, un absent qui, à jamais, est demeuré l’être aimé, baie toujours charnue au cœur des sépales déshabités du physalis, vestige du tissu végétal qui fut écarlate à la belle saison et n’est plus qu’une dentelle sèche.
Cette dentelle, plus encore que symbole de la perte, est métaphore d’une mémoire trouée, de souvenirs qui s’effacent inexorablement et laisse place au deuil blanc, à l’amnésie mélancolique.
Physalis alkekengi.
Le blanc traverse tout l’ouvrage : de sa peau (« sa nuque est un blanc-seing », « sa peau blanche contra sa peau brune à lui ») aux sucreries (meringue, calisson et pavlova), en passant par les végétaux (Nympheas alba et asphodèles), il envahira peu à peu l’existence d’Emma.
Ainsi, le lait :
Pittura con latte, lait de chaux, lait de figue, lait d’encaustique, lait de montagne, lait de roche. Tes pensées aqueuses sont troublées de kaolin.
Ainsi, les oiseaux :
Sterne arctique, paon leucique, paille en queue, choucas des tours, chouette effraie, pétrel des neiges, harfang des neiges, lagopède des rochers, paruline azurée, sizerin blanchâtre, aigrette garzette, cygne siffleur. Des songes blancs volatils.
[Du choucas des tours, noir intrus de la liste, Sylvie Marot retient avec malice l’iris immaculé. Avec la paruline azurée, petit oiseau bleu nord-américain, elle joue sur le terme d’azurage — qui consiste, en blanchisserie, à ajouter du bleu pour rendre plus éclatants les blancs.]
Ainsi, les fantômes :
Elle sait le goût de l’amour irrejoignable. Un goût de talc sec, de farine blanche, de poudre de riz, une pâte étouffante au fond de la gorge, une cendre inavalable. — Dans sa bouche, des fantômes.
Ainsi, et surtout, la neige qui donne une tonalité toute sensorielle à l’évocation d’un séjour hivernal au Japon :
De tout son long, elle s’étend comme étoffe blanchie au soleil sur les plaines enneigées d’Ojiya.
Dans la neige le fil filé, dans la neige le fil tissé. Neige qui lave l’étoffe, neige qui blanchit. Dans la neige tout commence, dans la neige tout finit (…).
Cette allusion à l’Ojiya-Chijimi, technique traditionnelle de blanchiment des tissus de fibres de ramie sur les champs de neige de la région d’Uonuma, est une des images très fortes du recueil, métaphore de la structure textile du monde et symbolique complexe de la neige, rendant compte à la fois de l’effacement de la mémoire, de la disparition du corps, et de l’équivalence entre les mots et le monde.
Le vent détache des morceaux de mots comme autant de nouveaux flocons, des lettres, des voyelles, des consonnes. Elle souffle la neige comme le vent souffle les asphodèles.
(…)
La glace dans sa bouche crisse sous les dents. Emma mange les poèmes.
koto (mot), dama (esprit)
Car la poésie de Sylvie Marot est une magnifique logomancie, magie des mots créateurs du monde, et Physalis pourrait être lu comme un petit traité du kotodama, principe shintoïste des « mot-âmes », de l’« esprit du langage », qui attribue aux sons inspirés par les kamis (les divinités du panthéisme japonais) un pouvoir sur le monde, mots et choses de la nature étant pensés comme se donnant naissance les uns aux autres. Dire le nom, c’est invoquer la chose, invoquer l’action, faire l’expérience ineffable d’une présence immanente dans ce que l’on dit.
Graine poussière, diaspore plumeuse, akène ailé, les mots sont semences que le vent disperse.
Les mots ont structuré l’enfance d’Emma :
Enfant, Emma croyait qu’être adulte c’était connaître les mots. Leur texture, leur ossature, comme leur parure. (…) Doubles consonnes, accents circonflexes, tout était éclat.
(…) Elle ne collectionne rien d’autre que les mots. Elle chérit les dictionnaires où tout est bien rangé.
Aussi le recueil comporte-t-il des listes de mots. Précises, savantes, drolatiques : météo marine, fruits des arbres, ornithologie, phénomènes astronomiques, anatomie… Autant de lexiques pour étayer le monde.
Dans son musée des choses glanées, elle aligne cupules de hêtre, capsules entrouvertes de paulownia, cônes évidés d’aulne, glomérules de platane, lampions de savonnier.
(…)
Dans les volutes des fonds marins ou au fond de son oreille une fougère la gratte. — Un limaçon une spire une cochlée un hippocampe un déséquilibre ?
Original forms of art (Urformen der Kunst), 1928: Male fern, crosses (Wurmfarn or Aspidium filixmas). Photograph by Karl Blossfeldt (1865-1932).
De la crosse de la fougère aux canalicules enroulés de la cochlée de l’oreille interne, les mots choisis par Sylvie Marot disent en quelques lignes riches de jeux de polysémie les formes spirales au monde.
Si la parole féconde le monde, en miroir les choses sont représentation du mental. Ainsi en est-il de l’analogie entre tissu et mémoire, entre broderie et vie psychique :
Petitement elle pique la toile de coton. (…) Et ses points de broderie, à la taille et à la blancheur d’un grain de riz, sont des points de suspension. Petit Poucet, elle sème sa mémoire. Elle distance sa mémoire. Elle pointille…
(…)
Au clair vacillant d’un globe de dentellière, elle se penche sur son ouvrage. Devant la finesse du point de réseau, sa vue baisse. Tête penchée, sa vie s’abaisse.
Car ce qui a fait la joie de la jeune Emma, dont la parole fécondait le monde, fait son malheur de jeune adulte, dont on peut supposer qu’elle est entrée en profonde dépression : rendue atone par la maladie, Emma voit le monde s’effacer peu à peu, son environnement s’appauvrir…
Elle cherche le mot qui ne vient plus le mot qui s’est perdu le mot dont sa langue sent la forme mais pas le son.
(…)
Elle étiquette les objets qui perdent leur nom.
(…)
Sa géographie est si limitée. Son tour de soi est un voyage borné au bout de ses ongles et à la pointe de ses cheveux.
(…)
Elle vogue comme glaces flottantes d’Abashiri. À perte de vue une mer blanche.
Reprenant la métaphore du tissu de mémoire :
Son tissu cérébral se détisse.
Jusqu’à l’éblouissement d’une page (presque) blanche et l’anônnement de mots ayant perdu leur pouvoir dans les dernières pages, qui sont le siège d’une régression physique et langagière tout à fait étonnante et puissamment évocatrice.
Laure Samama est écrivain, architecte et photographe. Dans Les cavités, elle aborde les thèmes de la mémoire traumatique, de la répétition des violences subies dans les relations toxiques, de la possibilité d’un cheminement thérapeutique. On y croise nombre de traces, réminiscences, transformations par son écriture des principes architecturaux et photographiques en jeu dans sa pratique artistique.
Florence, 1425
L’architecte Brunelleschi se tient sur la Piazza del Duomo à Florence. Face à lui, le baptistère San Giovanni. À l’aide d’un ingénieux dispositif de son invention,il compte démontrer aux critiques la puissance de la perspective artificielle en peinture. Sur un panneau qu’on peut tenir à la main, Brunelleschi a peint le baptistère. Un trou est percé dans le panneau, de sorte que l’œil de l’observateur puisse se placer derrière. De l’autre main, celui-ci tient un miroir. Positionné au centre de la place, en regardant depuis derrière le panneau peint, l’observateur voit deux choses qu’il fait coïncider dans un frappant effet d’illusion : une partie du véritable baptistère et son environnement, ainsi que le baptistère peint se reflétant sur la surface du miroir. La peinture selon les règles neuves de la perspectives se substitue à la réalité et semble se confondre avec le monde réel. Triomphe.
Des nombreuses réflexions tirées de cette expérience lumineuse qui a acquis la valeur mythique d’un tournant vers la modernité (Damisch), retenons-en deux : premièrement, dans ce dispositif spéculaire, le registre du symbolique, émanant du sujet, peut s’intercaler littéralement entre celui-ci et la réalité ; deuxièmement, le sujet se trouve réduit à un point théorique (le lieu d’où la perspective est déployée) : la naissance du regard moderne se réalise dans l’« élision du sujet » (Lacan).
De regard, de trous dans des parois, de miroir, il est éminemment question dans Les cavités. Également de la soumission de la narratrice au fantôme spéculaire qui, insatiable, s’intercale et régente continûment la relation au réel, notamment la rencontre des partenaires — qui, sans cesse, s’avèrent sources d’une violence continuée —, et aussi d’extinction de soi par la dissociation, par l’hébétude, par l’indifférence ou l’incompréhension des proches.
Je les traque dans un monde qui n’est que le reflet de celui dans lequel je vis et je les stocke dans le miroir
Les cavités
Trous, cavernes, anfractuosités, grottes, cellules, placards, puits, poches, serrures, lourdes portes, portails, coursives, trousseaux de clés… Les cavités du recueil, au point culminant de leur extension, forment un gigantesque complexe pénitentiaire, à la structure dynamique, la croissance ininterrompue (« Pour faire de la place/les nouvelles cavités/écrasent les anciennes »), où la narratrice marche voûtée, sous les cris, les injures, les menaces et les banderilles… Les prisonniers sont des hommes agressifs, violents, injurieux, toujours « prêts à exploser ». Sœur parmi les Sœurs, elle devient la gardienne épuisée des « Affreux » (« chargée de trousseaux aux clés/de plus en plus nombreuses/et de plus en plus lourdes »), en protectrice sacrificielle. « Le Temple est surpeuplé ». Un temple de la terreur. Que ne s’enfuit-elle ? Sauf. Sauf que cette construction atroce est mentale. On le sait dès la première strophe du poème :
Mon crâne est une vaste caverne dans laquelle s’empilent les cavités (…)
Le « Temple » est un temple psychique, les cavités constituent la mémoire enkystée des relations toxiques qui peuvent se succéder pendant des années dans la vie amoureuse d’une victime d’inceste. Sa « collection ». Sa « collection de Méchants ».
T’étais où ? Tu rentres quand ? Tu fais quoi ? Tu te fous de moi ? Fais-toi belle ! Fais-les tous bander ! Espèce de pute ! C’est trop long. C’est trop court. On voit tes genoux. On voit tes seins. Pourquoi tu mets jamais de jupe ? T’as peur de quoi ? T’as peur qu’on te trouve belle ? T’as l’air d’une traînée. T’es sauvage. T’es farouche. T’as du chien. T’es facile. T’es trop exigeante. T’es frigide. T’aimes pas ça ? Tu m’aimes pas ? T’aimes pas ce que je te fais ?T’as pas envie ? Je connais mieux ton corps que toi, laisse-moi faire . Quoi ? Quoi ? Quoi ? T’as pas envie ? Qu’est-ce que tu crois ? Pour qui tu te prends ?
La narratrice les lave, les nourrit, les classe, les déplace « en fonction des nouveaux arrivés »…
Seul l’Affreux garde toujours la même cellule. Il est mon premier mon phare dans les méandres du Temple j’ai enregistré ses mots et quand je reprends confiance en moi je les écoute et j’y retourne et il me console d’être là. Il me dit que j’y suis bien auprès de gens comme lui il me dit que jamais je ne sortirai il a toujours raison et je le crois et je l’aime pour ses certitudes moi qui en ai si peu.
Poème de l’acuité, poème de l’aveuglement, Les cavités n’élude pas les paradoxes, l’ambivalence de la mémoire traumatique (« Les cavités sont sombres mais peuvent être tendres »), qui expliquent les mises en danger dans la vie adulte, le désir confondu avec le pouvoir et la soumission (« Ça fascine la violence, oui, ça fascine, et on pourrait croire que ce serait le désir »).
Comptines et devinettes
Plus tôt dans le recueil, dans la grotte primordiale, est reconstituée l’atmosphère de l’enfance des « Sœurs », marquée par le « Père » incestueux et les conséquences du déni, de la passivité et de la soumission de la « Mère ». La forme est celle, douce et universelle, d’un conte — voire d’une comptine : « Sœurs 1, 2, 3, 4, 5, 6 ou 7, qu’importe ? » —, où motifs de tendresse et terreur sont soigneusement mêlés, selon un même rythme, un mouvement narratif égal, qui dit bien la confusion (et le danger permanent) que la loi perverse de l’ogre a instaurée.
Camera obscura
Au centre de ce conte, la « cavité conjugale » du Père fonde un puissant contraste entre intérieur et extérieur, pénombre et lumière : les Sœurs « connaissent l’entropie/de l’intérieur Se méfient/de l’extérieur », « Père est vigilant/Père attend/pour donner/le coup de clé suivant./Personne ne sortira d’ici/à part lui. », « Ailleurs s’estompe Brûle de lumière. Je reste dans l’ombre ». Ce thème de la claustration, de l’obscurité est complexifié par l’existence de communications, qui prennent diverses formes : des serrures dans lesquelles regarder, des trous creusés dans les parois, de la lumière sous les portes…
Il y a de la lumière qui filtre, elle est assourdissante, elle est éblouissante. Il y a de la lumière qui filtre à travers les barreaux et qui m’appelle. Je vais vers elle, je m’y baigne, je m’y coule, j’essaie de voyager en son sein, mais tout me retient, tout me retient d’y aller, tout me retient d’y être. L’air du dehors caresse mon visage et mes mains. Je passe mes bras dans les rais de lumière. Mes mains zébrées. Mon corps disloqué. Mon moi déchiré. C’est chaos chaos. La vie pulse.
Ailleurs :
Je creuse les murs du Temple à la petite cuillère et le dehors la lèche friand d’obscurité.
La lumière atteste la profondeur de la ténèbre en s’immisçant par ces sténopés, ces ombilics (« Mes doigts tracent des cercles concentriques autour de l’œilleton. Je regarde par son nombril sans oser entrer. »), par lesquels une réalité déformée se projette dans la cavité, telle l’antique camera obscura à taille humaine où l’observateur était enfermé dans la chambre même.
Athanase Kircher, Camera obscura, gravure. In : Ars Magna Lucis et Umbrae, Rome, 1646.
La métaphore de la chambre noire est plurivoque. Tantôt symbole de la transparence, pour Rousseau : « Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. » (Préambule de Neuchâtel). Tantôt machine à oubli pour Nietzsche : « Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience (…). » (La Généalogie de la morale). Tantôt symbole du secret et de la déformation, chez Freud, qui métaphorise ainsi l’inconscient comme boîte secrète du psychisme, appareil photographique où tout phénomène a sa « phase obscure », son négatif, et où seule une fraction sera révélée, développée, en un « positif ».
Dans Les cavités, on trouve les échos de cette plurivocité, de cette ambivalence. Ainsi, l’ouvrage est un immense travail de transparence, pour soi et pour les autres. Et la cavité est fondamentalement d’une opacité terrifiante, celle de la chambre (camera), incompréhensible, ténébreuse, cachée (obscura) du père.
L’image jamais révélée, jamais fixée : l’enfant argentique
La chambre noire est différente de l’appareil photographique en cela que l’image du réel projetée y est mouvante, fondée sur le seul principe du rayonnement physique de la lumière venue de l’extérieur. Elle est un reflet non fixé par le procédé chimique qui est en jeu dans la photographie argentique (surface sensible, bain révélateur, bain d’arrêt, bain fixateur). Or, selon la psychiatre Muriel Salmona, la mémoire traumatique après inceste est justement la mémoire qui ne peut être fixée dans la mémoire autobiographique qui, normalement, assimile et stocke les souvenirs : instable, toujours active autant que refoulée, la mémoire traumatique laisse corps et psyché en perpétuelle alerte, en insécurité, des années durant.
Support sensible vivant dans une chambre noire toujours close, l’enfant victime d’inceste subit l’injonction de ne pas s’exposer à la lumière de la vérité.
La Mère :
« Ne parle pas. Non ne parle pas. Jamais ! Ne dis rien. Tu es tellement tellement sensible. Tu es beaucoup beaucoup trop sensible. »
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Sources
Lorens Holm. Brunelleschi, Lacan, Le Corbusier. Architecture, Space and the Construction of Subjectivity. Routledge, 2010.
Martine Bubb. La camera obscura, Philosophie d’un appareil. L’Harmattan, 2010.
Brusque clarté entre les arbres que les ombres en extension sur les branches torses ligotent et – d’un seul dessein – jettent au sol : délinéations.
Le recueil Un seul poème commence par l’histoire d’une échelle, emmêlée dans les branches du poirier, plus tard devenue légèrement concave sous le poids du cueilleur perché sur elle, un autre temps encore entreposée contre le mur quand la nuit vient… L’histoire de l’échelle. L’histoire du corps en équilibre sur cette échelle. L’histoire des guêpes qui lèchent les poires tombées au sol… Comment la poésie peut-elle rendre compte de réalités aussi simples ? Rendre compte de ce qui préside à la perception que nous en avons ? Si Adèle Nègre interroge le pouvoir de la langue à faire jaillir le réel — cet enjeu qui, toujours, renaît —, surtout, comme Jean Tortel avant elle, elle inaugure la possibilité d’un poème engendré par l’accomplissement des gestes, ceux du jardinier : cueillir les poires, désherber l’allée, dépailler les iris… En cela elle réalise une poésie de la perception proprement merleau-pontienne (cf. encadré plus bas) : celle d’un corps en action dans le monde, où la main en acte assume l’empiètement du corps sur le monde perçu et du monde sur le corps percevant, très loin des évocations « en surplomb » de bien des poèmes lyriques naturalistes. La nature est « ce en quoi nous sommes, elle est mélange, et non ce que nous contemplons de loin. » (Merleau-Ponty, Cours du Collège de France).
L’autrice décrit/agit son environnement immédiat, scrute le même paysage, depuis « sous le tilleul », creuse dans le même jardin, — « la même boue », tel l’écrivain Jean-Loup Trassard. Un même qui est toutefois sans cesse renouvelé car la perception discrète (au sens mathématique de « discontinue », « ponctuelle » : à tel instant, selon telle perspective, sous telle lumière) d’un lieu, d’un objet, toujours diffère de la précédente et de la suivante.
Le continu et le discontinu
Par une allée d’iris et de lilas de rosiers calcinés, d’échinops – toutes absentes – où népètes et calaments sont les manants plus robustes ébouriffés je vais non soustraite au vent vers où il prend source déchirée dans le lierre et le roncier
Le chemin vers le réel qu’emprunte Adèle Nègre ne traverse pas de grands paysages évoqués, qu’ils soient naturalistes ou romantiques. Elle fonde son expression au plus près du sol, au fond du jardin, « de sous le tilleul ». Et précisément selon la dialectique à l’œuvre dans la perception du réel par le corps — et, partant, dans les rapports entre le poème et le monde, si l’on considère que la langue poétique a cela de spécifique qu’elle déploie des outils propres pour faire du poème une projection du monde, un surgissement du réel dans la langue —, cette dialectique qui articule le continu (« par une allée d’iris et de lilas ») et le discontinu (« source déchirée dans le lierre et le roncier »), le visible (« plus robustes ébouriffés ») et l’invisible (« de rosiers calcinés, d’échinops – toutes absentes »), ce chiasme qui à la fois sépare et unifie monde et corps propre dans une même chair (« je vais non soustraite au vent »), pour reprendre les concepts de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty (cf. encadré ci-après). Ainsi intitule-t-elle son recueil « Un seul poème » contre toute évidence puisqu’il en contient quatre (À l’échelle, Fumeur, De sous le tilleul, Dépailler l’iris). Nous sommes alertés : il faut chercher le continu dans l’hétérogène, le discontinu dans l’homogène.
Le corps propre Merleau-Ponty oppose le « corps-objet » (celui vu par autrui, soigné par la médecine, aux performances mesurées par un arbitre…) au « corps propre », c’est-à-dire le corps-sujet, incarné, présent à lui-même et au monde, qui expérimente à la fois la perception de soi et celle du monde. « Notre corps est un être à deux feuillets, d’un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche. » L’image husserlienne du touchant-touché établit l’empiètement perceptif d’une main sur l’autre (la main gauche perçoit en la touchant la main droite, la faisant objet perçu, mais aussi bien chair percevant la main gauche devenant à rebours objet perçu). Ainsi mon corps peut être à la fois moi percevant la chose et chose perçue, donc chose du monde. Cet empiètement d’une main sur l’autre Merleau Ponty l’étend au corps au monde et pas seulement au corps à lui-même : toucher une chose, c’est aussi nécessairement être touché par elle. Découle de cette réversibilité le concept de « chair du monde », d’où sont co-originaires le corps et le monde, et de chiasme, cet échange d’équivalences à l’interface du corps et du monde. La notion d’objet et de sujet s’efface. « Sans être matière, [la chair] forme l’épaisseur même de l’être qui permet l’unité de l’existence subjective. Elle caractérise tout être (l’ego comme le monde) dans ses rapports à soi et à l’autre, elle est cette manière d’être massive de chaque être, l’épaisseur vécue qui lie l’intérieur et l’extérieur dans une interaction qui la modèle. L’hiatus entre la main gauche qui touche et la main droite qui est touchée n’est donc pas un vide ontologique, un non-être, mais l’espace d’enjambement de l’être total de mon corps et de celui du monde. La chair vient remplir le néant pour donneur une épaisseur et l’adhérence primordiale de l’être au monde qui caractérise l’ego. » (Alexandre Klein). La chair du monde, qui comble la fissure entre visible et invisible, est la condition de la perception (le visible) et de la pensée (l’invisible) par le corps propre, incarnation de l’ego, sentant et pensant dans un même mouvement.
Désherber
Donc je suis occupée à arracher dans le gravier l’herbe ténue l’herbe d’août quand voici que vient le motif dormant (et moi l’ignorant) s’affirme et me tient à l’endroit de frêles
frêles roses nous secoue ce vent dans un froissement de feuilles et d’anémones le verbe – lui pourtant si vert – empailler me vient dans chaque herbe se profile comme bientôt les asters des monstres solaires
Le geste du désherbage de l’allée — la progression accroupie dans le gravier jusqu’au massif d’asters d’automne — a structuré ce poème situé au début de l’ouvrage, et ce geste fut également l’acte de naissance du motif principal (empailler, rempailler, pailler…) du long poème qui conclura l’ouvrage et qui sera finalement titré « Dépailler les iris ».
On notera l’hiatus enjambé entre les deux strophes : continu/discontinu, chiasme, vide comblé par la chair du monde…
Récolter les poires
L’échelle « d’un seul tenant »
Attend là-même où mène la nuit – noir sans gradation – et de pair avec le poirier – la même implication dans les branches – une échelle noire mais donnée d’un seul tenant au mur l’effroi et dont les montants arpentent le toit
« L’échelle est posée contre le mur derrière la maison », « elle sert à cueillir les poires », « la nuit tombe »…, telles seraient quelques-unes des phrases communes, prédicats informatifs permettant de faire naître dans l’esprit d’un lecteur une image grossièrement fidèle de ce qu’on voit à cette heure précise au coin du jardin d’Adèle Nègre. Mais ce n’est pas tant d’une perception qu’il s’agirait, alors, que d’une pensée rationnelle, celle qui, dans le process inarrêtable et peu conscientisé de l’entendement, a découpé des catégories de formes puis d’objets dans cet étroit horizon du recoin du jardin, en application de concepts acquis. La vision originaire, la perception du monde par le corps dans son épaisseur, est autrement difficile à traduire en mots.
Attend là-même où mène la nuit (…) une échelle noire
Attribuer à l’échelle le verbe « attend » c’est ouvrir d’emblée l’objet bien au-delà de la seule présence, enrichir le perçu d’une histoire de l’outil : il n’y a attente qu’après la résolution d’une tâche et dans la perspective d’une autre. Telle est la fonction symbolique (Merleau-Ponty, encore) profondément à l’œuvre dans le percevoir humain où sensible et intelligible sont enchevêtrés l’un à l’autre dès la reconnaissance première d’une forme. Cette échelle qui attend dans la pénombre est une évocation de l’objet dans l’épaisseur de son être (la chair du monde) : sa fonction utilitaire (l’invisible, alors) autant que sa forme, verticale mais au repos, contre le mur (le visible). Et le poème se construit entièrement autour de cette perception, car, si elle « attend », c’est parce que nous sommes au début de l’automne, saison où l’on se sert d’elle quotidiennement pour cueillir les poires mais où la nuit commence à tomber tôt. D’ailleurs cette échelle est « de pair avec le poirier », tous deux rapprochés à la fois par l’usage et la forme, cette « implication dans les branches ». Mais tant poirier qu’échelle ne sont qu’ombres (« l’effroi ») contre le mur ce soir, de ce noir-destination (« où mène la nuit ») qui est à la fois couleur, lieu, temporalité et catalyseur de formes incongrues (l’échelle « donnée d’un seul tenant » : le continu) ; plus haut, attrapée par la lune ou plutôt les phares mouvants d’une voiture qui passe, l’échelle projette ses échelons (le discontinu), dont les ombres « arpentent le toit ». Cette strophe hachée en courts vers et échelonnée de deux incises donne à voir un noir brutal (« sans gradation ») qui tout à la fois découpe et unifie un objet et un être vivant, réunis par un relation structure-fonction commune (branchages // montants, degrés de l’échelle // degrés palissés, pommes produites // pommes récoltées) : des formes et une histoire.
Le poirier culturel
L’histoire banale de l’objet échelle tout d’abord, qui n’est rien plus qu’un artefact culturel remontant à loin dans l’épopée rurale. Mais ce poirier aux branches échelonnées, pair de son échelle de cueillette, est un être vivant lui aussi extrêmement « culturel » — au vrai, beaucoup plus — : variété sélectionnée, greffée, taillée, palissadée, il est le résultat sophistiqué de l’action des hommes sur le vivant. Végétal domestiqué, il participe à la fois :
de l’hétérogénéité du réel : par la symbolique de la taille qui découpe l’espace de ses branches à angles formés, crée des discontinuités, concentre et oriente la sève, et découpe aussi le temps selon le calendrier des travaux (taille trigemme des coursonnes, traitements, masticage, chaulage, éclaircissage des fruits, cueillette, stockage) ; Deleuze dirait que la machine désirante qu’est le jardinier découpe le flux du vivant en créant lui-même un flux continu de gestes, de soins… — je cite Deleuze à dessein car dans le recueil il est question du dépaillage des iris, c’est-à-dire de l’action d’en découvrir les rhizomes, ceux-ci ayant besoin du soleil direct au printemps ;
et de son homogénéité : d’une part par la manière intégrée qu’a l’arbre d’habiter le lieu (croissance végétale renaissant sans cesse aux bourgeons adjacents à la section, offrande aux pollinisateurs…), son génie végétal propre en somme, et, d’autre part, par l’histoire technique pour partie commune à tous les poiriers en tant que variétés issues du génie horticole de l’homme.
La main du cueilleur
Un corps à consentir à l’image – des images toujours, s’il en est – chorégraphique du poirier et de la toiture intriqués. L’échelle courbe vers celui qui concave cueille à des degrés divers tout entier dans son geste sa main
Le « corps à consentir à l’image » est-il le corps qui perçoit plus que le simple poirier et son cueilleur sur l’échelle — Adèle Nègre est également photographe — et sait en accueillir la chorégraphie de la chair ? Ou bien est-il le cueilleur lui-même, qui consent à être photographié dans sa pose étrange ? En tout cas, après plusieurs courbures, ce corps est réduit au dernier vers à une main agissante : là encore, du geste est né le poème.
Ainsi, la perception est médiée par un corps en action (« entrelacs de vision et de mouvement », selon Merleau-Ponty) : plus que poème de la nature contemplée, Un seul poème est le poème de la nature travaillée.
Car ici tombe – car le temps bleui dans les branches tombe comme tombe des gouttes. Aucune image ne m’arque plus hors le fruit pendu à l’arbre et l’impact gauchi. Dans l’herbe fleurissent des guêpes
L’échelle courbe sous le poids du cueilleur, tandis que le corps s’arque pour voir/photographier/saisir le fruit oblong taché du bleu du cuivre épandu ; l’impact gauchit le fruit : dans la main trop serrée ou au sol, où les guêpes courent sur les fruits mûrs fendus par le choc.
(Ici comme ailleurs, le temps apparaît sous la forme d’une évocation des travaux aux jardins, un temps long et archaïque. Tout au plus est-il mentionné autrement par le rythme régulier du goutte-à-goutte dans l’évier, calibrage des durées utile le temps d’une tâche, le temps d’un poème : )
(…) seul le panier l’échelle et un goutte à goutte à l’évier une fréquence pour rappeler le temps
Monk au verger
Au mur – forcés d’admettre – il faut s’arrêter pour voir que non les ombres septembre pâlit septembre sans valeur sans contraste sous l’échelle tremble je tremble l’heure c’est sans doute il faut – quand même – sur l’échelle danser sous la treille
mûre il y a la brèche où entrent les guêpes ruines secrètement attendues qu’on devine perdues à nos oreilles à nos ventres et à nos yeux le soleil – quand même – y entre agrandit le trou de près on dirait l’ambre
Les incises, les blancs, les vers réduits au mot, langue fragmentée faite de rupture, d’appositions sans mot de coordination ou ponctuation, de tronçons parfois tête-bêche tel un fagot de branchages (« l’heure c’est/sans doute il faut »), autant de découpes, autant de passages du sécateur : dans l’abrasion de la syntaxe ordinaire, par le rythme syncopal, les reprises de motifs à distance (« les guêpes », « mur/mûres », « quand même »), la langue se désunit — car la couleur du soir de septembre (sa valeur, son contraste) est étale et que l’on fatigue sur l’échelle, genoux tremblants —, mais elle brille encore : le soleil « quand même » éclaire la fissure du mur. Un éclat, un accord, qui jaillit ambre de la dissonance et de la rupture. C’est Thelonious Monk au verger !
Note : Les « ruines secrètement attendues » sont un fragment d’une belle phrase de Georges Bataille : « Le génie poétique n’est pas le don verbal (le don verbal est nécessaire, puisqu’il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la divination des ruines secrètement attendues, afin que tant de choses figées se défassent, se perdent, communiquent. » (L’Expérience intérieure).
Le lierre, chair du monde
Et je lis que le chant lui soit lierre ! Oui. Que tout le temps nous soit lierre liant écharpe et torche dans la bouche emmurée – il procède sans racine, mais pas du hasard – parole ce lierre métaphore qu’une lente entente – lente s’entend – (depuis le presque début) avec les pierres reverdit
Dans ce passage — nourri de références : « Que le chant lui soit lierre ! » est un vers du poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922), futuriste et créateur du zaoum ; et devant ce « reverdit » final, comment ne pas envisager un hommage drolatique à Pierre Reverdy ? — le lierre fait son apparition, une antinomie au poirier si civilisé. Commensal paradoxal des constructions humaines qu’il maintient de ses crampons (« il procède sans racine ») tout en les menant à la ruine (les « ruines secrètement attendues » de Bataille, plus avant). Le sauvage qui s’insinue chez les hommes et fait tenir debout leur monde hétérogène, haché dans la langue.
Le lierre métaphore de la « lente entente » pierre-végétal, homme-nature, métaphore du continu, du « liant », autre nom possible de la chair du monde merleau-pontienne.
Voir, savoir
Rien ne me semble plus réel que ceci : voici le brusque soleil sur les cerisiers trapus la sève évasée irrigue jusqu’à l’herbe
c’est maintenant qu’il faut tailler dans ce qui fut juste le contact établi.
ce que je vois est toujours dans l’ombre de ce que je sais.
Ces vers qui mettent l’accent sur le savoir du jardinier en tant qu’il serait un filtre permanent à la perception, ne contredisent-il pas nos références précédentes à une perception originaire, immédiate, à un vécu dans l’acte plutôt qu’à la rationalisation dans l’entendement ? Mais cette perception absolument non conceptuelle, où ne prévaudrait que l’activité des organes des sens, existe-t-elle chez l’homme ? Effectivement Merleau-Ponty explique que le corps plongé dans son environnement s’y oriente selon ses axes (haut/bas, gauche/droite…) et y reconnaît des « motifs » (droite, courbe…), selon un programme archaïque avant toute intervention de concept : « Il faut que ma première prise sur le monde m’apparaisse comme l’exécution d’un pacte plus ancien conclu entre X et le monde en général, que mon histoire soit la suite d’une préhistoire dont elle utilise les résultats acquis, mon existence personnelle la reprise d’une tradition prépersonnelle. » (Phénoménologie de la perception). Mais il indique ailleurs : « Si l’homme avait les sens d’un animal, il n’aurait pas de raison. » (La structure du comportement). Le percevoir et l’intelligible sont intriqués. Telle est la propriété de la perception chez l’homme : sa fonction symbolique. Nous percevons la chose dans sa multiplicité, son histoire, et pas seulement sans sa fonction locale et temporaire : « Devenue pour [le singe] un bâton, la branche d’arbre est supprimée comme telle (…) Au contraire, pour l’homme, la branche d’arbre devenue bâton restera justement une branche-d’arbre-devenue-bâton, une même “chose” dans deux fonctions différentes, visible “pour lui” sous une pluralité d’aspects. » (ibid). L’homme objective la chose en la projetant comme invariante au-delà de ses différents aspects. Si l’homme voit le monde (Welt) quand l’animal ne voit que son environnement (Umwelt), c’est que même sa perception la plus sauvage et brute demeure fondamentalement celle d’un être parlant, d’un être culturel, symbolique, celle d’un jardinier qui à la fois s’émeut de la chose perçue (« Voici le brusque soleil sur les cerisiers trapus ») et y associe une décision d’action ou d’anticipation (« C’est maintenant qu’il faut tailler »). La perception est donc fondamentalement à la fois sensible et motrice : « Le sens du travail humain est donc la reconnaissance, au-delà du milieu actuel, d’un monde de choses visible pour chaque “Je” sous une pluralité d’aspects, la prise de possession d’un espace et d’un temps indéfinis » (ibid). Et le langage aussi est moteur : « Le langage ne dit jamais rien, il invente une gamme de gestes. » (La prose du monde).
Cet entrelacs entre perception, motricité et langage est magnifiquement exprimé dans Un seul poème.
Comme par cette allée empierrée où je progresse lentement parmi roses et chardons calcinés onagres ou molènes Iris faux acore s’oublient un moment pour ne garder de sens que les gestes précis : rabattre pailler sarcler
Léa Rivière est danseuse. Elle vit et travaille dans le sud du Massif central.
Conte de la transition
« TRANS c’est le nom d’un trou. C’est le nom d’un fossé, un écart. (…) Cette distance, ce trou, cet écart, entre la norme et moi, n’existe que par rapport à cette norme. Si la norme disparaît il n’y a plus rien pour être entre, pour être en dehors, il n’y a plus d’écart, plus rien à nommer.
Je suis pas trans dans la forêt. »
Si Léa Rivière explique fermement que le nom trans est avant tout un regard porté, elle n’en revendique pas moins le long, douloureux, précieux, exaltant, épuisant travail de la transition. La transition des corps est chose à la fois naturelle et risquée, collective et trop souvent solitaire. Une douleur et une joie.
Un des enjeux de ce texte est de soigner les douleurs et de conter les joies.
L’auteure construit un texte-soin, un poème-care. Créer/offrir un conte queer, c’est partager un narratif de la reconnaissance, faire parler les mortes — celles qui partent jeunes et celles qui ont vieilli de toutes les luttes. C’est aussi faciliter la transition : celle des corps ? Pas seulement. La transition des corps est métaphore de la transition nécessaire de notre rapport au monde. Car L’odeur des pierres mouillées est aussi un écopoème, une formidable réalisation du nouveau « pacte pastoral » que le poète et essayiste Jean-Claude Pinson a appelé de ses vœux : une écriture qui soit non seulement une habitation poétique de la Terre, comme Hölderlin la saluait (en auteur solitaire et romantique), mais aussi une promesse de création communautaire et partagée, une « utopie concrète » habitée en poètes, en performers.
Ce texte d’une infinie douceur est aussi d’une infinie politique.
Le corps comme matière du monde
Quel est le lieu de cette utopie wittigienne ? Un lieu de transition, un lieu de bordure, de lisière : la rive d’une rivière, avec ses pierres mouillées, ses racines nues, ses bancs de quartz blond, sa topologie complexe, changeante, et son biotope riche, à la fois forestier, aquatique et spécifiquement ripicole (propre à la rive) — l’écologue parle de « corridor rivulaire » (cela ne sonne-t-il pas étonnamment comme le nom d’un néo-organe sexuel ?). Le recueil lui-même symbolise un lieu de transition : il est scindé en deux par une double page au noir où viennent clapoter les textes de la double rive ainsi créée.
Corridor rivulaire
Une communauté queer s’est installée et a fait village au bord de l’eau, les « lesbiennes géologiques ». « Étendues l’une dans l’autre » ne forment-elles pas des « reliefs en forme de cordillère, avec les vallées, les plateaux et les crêtes, les dykes basaltiques et cireux, les fosses, les volcans, les récifs » ? Et ne sont-elles pas les passeuses du temps long — géologique —, conteuses de l’histoire éternelle des transidentités ?
« Elles ont des bites, des clits, des poils sur les seins, des seins sous les poils (elles disent que c’est différent, des histoires différentes), des seins sans poils, des poils sans seins, des seins coupés, des seins virtuels, des seins disparus, des seins qui affleurent, qui arrivent, qui débordent, qui galèrent, qui sont espérés, qui sont invités, qui sont de passage, des seins qui vont et viennent, des seins dont il n’est pas question. »
Ces femmes, par leurs corps plongés dans la biodiversité et la biodiversité de leurs corps, établissent des relations fusionnelles et réciproques avec la rivière et la forêt.
« Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière. Elles appellent ça une métonymie géologique. »
Ces relations de symbiose participent du soin à la communauté :
« Elles s’emploient à susciter en elles des sensations de sécurité par corégulation des systèmes nerveux (entre eux et avec les choses sans nerfs). (…) Lorsque l’une d’entre elles meurt, ce sont les arbres qui s’occupent de tout. Et elles suivent (le bruit du vent dans les ramures). »
(Trout Headwaters, Inc.)
Un concept écologique est le riparian buffer (« zone riparienne tampon »), zone boisée de part et d’autre d’un cours d’eau qui, par la complexité biotique préservée, protège celui-ci des activités humaines sur les terres environnantes, pratique de conservation qui améliore la qualité de l’eau. Le village-rivage queer serait un tel riparian buffer, où les membres s’épaulent et se réparent/se protègent des agressions transphobes et lesbophobes. Lieu transitionnel en de nombreux sens du terme, donc. Notamment dans le sens de sa temporalité : transition avant un temps où le buffer serait inutile ?
Cette relation au monde est un bouleversement identitaire (au double sens de trouver une identité profonde et de devenir une identité du monde). La narratrice, dans le poème-titre « L’odeur des pierres mouillées », vit une telle épiphanie. Le contexte est une problématique trans, le besoin ambigu d’être perçu (to feel seen) : « Est-ce que je suis/fabriquée/par la manière d’être perçue ?/Est-ce que je/deviens ce qu’on/voit de moi ? »
Plus loin :
« Hier la rivière a eu l’air de me demander
et si tu devenais ce que tu perçois ?
J’ai fondu en larmes sur le rocher.
Parce que je n’avais d’yeux que pour elle. »
Les pierres mouillées du titre le sont donc par les larmes de Léa. Mais ces larmes sont la rivière même. Car Léa est devenue Rivière puisqu’elle devient ce qu’elle perçoit plutôt que telle qu’elle est perçue par les autres.
Le langage comme matière du monde
« Des lesbiennes géologiques : elles racontent une histoire. Elles se la disent à elles-mêmes, les unes aux autres, calées entre les pierres à l’ombre des arbres (la rivière un peu plus bas, on l’entend vrombir doucement). Des chênes, un frêne, des touffes de noisetiers, plutôt du granite assez clair, mousses, quartz, lichens, coussins, carafes d’eau, la lumière bouge entre les feuilles. »
Au-delà de la symbiose des corps au monde, c’est le langage qui scelle l’alliance entre le monde et la lesbienne.
Dire des histoires c’est non seulement dire son histoire, dire l’histoire de ses proches disparues, mais c’est aussi rapporter l’histoire que le monde conte. Le ferment et le ciment de la communauté résident dans la parole partagée et celle-ci est dans le même temps pacte avec le lieu.
« Elles disent que tout ce qu’elles savent, les rivières leur ont appris. »
Le projet écopoétique apparaît alors explicitement :
« Elles disent que les histoires et le monde c’est la même chose, ou que histoires est synonyme de relations et que c’est la matière du monde. »
Le langage et le monde c’est la même chose et cette relation est métonymique (l’un exprime l’autre car l’un et l’autre sont établis dans une relation nécessaire), littérale et non métaphorique.
Raconter une histoire, c’est jardiner. Raconter une histoire, c’est déplier un sol :
« À un moment chacune partage ses géologies ancestrales. »
Corps, sols, histoires sont établis dans un même réseau de relations :
« Chaque histoire est toujours une histoire dont la composition est minérale. Elles disent que les histoires des sols sont des histoires des corps. »
Un genre de rôle
Le degré le plus subtil et avancé de la relation est l’émergence du rôle dans l’éclipse du genre et même celle de l’identité.
« Elles ont remplacé depuis longtemps gender identity par gender role. Puis les gender roles se sont petit à petit altérés en genres de rôles et elles n’en parlent plus vraiment. (…) Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations. Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus (…) »
Dans la seconde partie de L’odeur des pierres mouillées — une narration toute différente de la première, puisque le poème cède la place à une prose, vive et drôle —, deux jeunes femmes, Leo et Lila, partagent leurs pensées, leurs corps, leurs réflexions sur la nécessité d’un village. Est approfondie cette notion de rôle — Lila va devenir thanatodoula, doula des morts, c’est-à-dire accompagnatrice des personnes en fin de vie et des proches après le décès —, voire de métamorphoses.
«On a tous nos affleurements spécifiques. Quand je pense au village, je vois une carte de susceptibilités qui se dessinent, se déplient, se rétractent, s’enroulent, disparaissent, ressurgissent. Celle-là pourrait se transformer en chat le moment venu, celui-là en dauphin d’eau douce en cas de crue, celles-là en pompiers s’il y a le feu aux poudres, ou en bateau, en chanteuse d’opéra, en grain à moudre, en vallée de larmes si les temps sont arides. »
Les plis à déplier sont le corps de la lesbienne, la carte de ses affleurements est la projection de ses lieux de vie, la tectonique de ses plaques ses rôles changeants, son langage la matière minérale du monde. Oui, vraiment, les lesbiennes sont géologiques.
Comment dire voilà c’est la terre elle voudrait pas mais voilà la terre est comment dire
sèche ou plutôt non la terre le sol pas la terre le sol mais le sol partout le sol sans exception dessus dessous partout tout le sol donc la terre entière alors la terre d’accord peut-être la terre voilà comment dire la terre est
sèche.
(Louis Dorsène, « Déluge »)
Comment dire au monde ?
Plus précisément : comment dire aux enfants des Trente Glorieuses, heureux boomers ayant créé les conditions d’émergence de leur propre prospérité, une prospérité culturelle, économique, médicale jamais rencontrée, que ces conditions sont celles-là mêmes de la fin de cette prospérité.
Comment dire au monde. Qu’il va mal.
Une première génération de poètes et essayistes a posé des jalons d’une articulation entre écologie et poétique (Michel Deguy, né en 1930), d’une « poéthique » du vécu (Jean-Claude Pinson, né en 1947), d’une « pensée-paysage » (Michel Collot, né en 1952) et d’une écopoésie (Marielle Macé, née en 1973, Camille de Toledo, né en 1975).
Désormais, on le sait, c’est la génération de Louis Dorsène (né en 1994) qui cherche de nouveaux moyens efficients de sonner cette alarme. La poésie est un de ces moyens. Mais alors une poésie qui serait militante. Une poésie de l’interpellation. Une poésie de l’adresse. Une poésie performative à même de changer le lecteur et le réel du lecteur. Ce renouveau de la poésie est un laboratoire où se créent des formes osées, des équilibres rhétoriques inédits (quelles parts d’ethos, de pathos, de logos ?), un rapport renouvelé à l’oralité, à la scène — citons Héloïse Brézillon, Victor Malzac, Adrien Lafille, Arnaud Idelon…
Quatre catastrophes est une œuvre représentative, il me semble, de ce mouvement.
La Terre avant le déluge, de Louis Figuier. Illustrations d’Édouard Riou. Paris : Librairie de L. Hachette, 1863.
Quatre catastrophes investit une thématique, la géologie — embrassant en cela le monde naturel à l’échelle de la planète et de ses grands cycles —, par le prisme du phénomène catastrophique. De ce thème si anxiogène et actuel*, l’auteur extrait quatre catastrophes, qui donnent leur titre aux quatre sections du livre : « Y’a un trou », « Volcan(s) », « Banquise », « Déluge ».
Quatre catastrophes de types tous différents :
deux catastrophes d’origine anthropique : le trou dans la couche d’ozone et la fonte de la banquise par le réchauffement climatique, différant par le fait que la première a trouvé une résolution heureuse ;
deux catastrophes naturelles : l’éruption volcanique et les inondations diluviennes, le déluge étant la seule catastrophe à être fortement connotée par le religieux et la dimension punitive.
Mettre sur le même plan les catastrophes naturelles et celles d’origine anthropique ne doit pas surprendre : premièrement et fonda-mentalement, l’Homme est partie prenante (ô combien prenante) de la nature, sans exclusive ontogénique, et, deuxièmement, à l’échelle géologique, tant par l’ampleur des conséquences que par leur soudaineté, l’humanité est une catastrophe naturelle « comme les autres ».
Ce thème de la catastrophe est enjeu d’un propos politique qui emmène le lecteur au-delà du constat naturaliste ; à l’exception notable de la première partie (« Y’a un trou ») consacrée au trou dans la couche d’ozone, catastrophe que l’humanité aura évitée de justesse (par la politique réglementaire mondiale de remplacement des fréons des systèmes réfrigérants), qui introduit l’ouvrage sur une tonalité résolument drolatique, détachée de l’urgence d’agir. Le trou dans l’ozone, catastrophe évitée, se pose exemplairement comme preuve qu’une solution puissamment relayée au niveau internationale est possible. Le texte « Y’a un trou » également est exemplaire : il dresse le dispositif poétique de l’ouvrage.
« Y’a un trou » ferait fumer les machines de textométrie utilisées parfois à l’Université pour acquérir des données quantifiées de stylistique, notamment de récurrences et rapprochements. On trouve 103 occurrences du mot « trou » en la quinzaine de pages que compte ce poème. Celui-ci procède d’un effet de saturation, de litanie.
Il est peu utile d’essayer de caractériser plus précisément les modes de répétition à l’œuvre — la rhétorique analytique a étiqueté soigneusement tous les procédés possibles de répétition (rimes, anaphore, anadiplose, antépiphore, épanaphore, épiphore, épanode, épizeuxe, épanadiplose, symploque, palilogie, répétition encadrante, gigogne, en attelage, mêlée, expolition, réduplication…), découpant le dire répété en autant d’unités spécifiques, comme pour s’assurer que la répétition, le continu insaisissable, s’embourbe dans l’unique, le discret quantifiable, et s’interrompe, ouf !, ce qui est une fort belle façon de passer à côté du sujet.
Retenons plutôt les idées de ressassement, d’itération mathématique et de boucle, qui sont au fondement de la poétique de Louis Dorsène.
Ressassement
Ce schéma particulier de la répétition — ce va-et-vient incessant à la recherche d’un sens qui échappe toujours — est un thème littéraire croisé dans le ressassement existentiel d’un Charles Juliet, le ressassement caustique d’un Thomas Bernhard, le ressassement inhérent à l’écriture selon Blanchot…
Je cite Éric Benoit (Écriture du ressassement, 2001) : « Étymologi-quement, ressasser signifie : faire repasser par le sas, c’est-à-dire par le tamis, par le blutoir, par le crible, une matière ou une farine ou un liquide, pour filtrer. Sas, de setacium, ou seta (la soie) : pièce de tissu (crin, soie, voile) montée sur un cadre de bois, servant à filtrer diverses matières. La textilité du texte peut donc faire sas. Par extension, ressasser sera : faire repasser par le sas ou le tamis de l’esprit, de la parole, du texte, pour retenir des éléments toujours plus fins, jusqu’à l’infinitésimal, jusqu’au mot qui serait le fin mot. »
Louis Dorsène ressasse les mots (le trou, l’iceberg, le rien, le gris cendre, la goutte…) pour, à chaque cycle, extraire un peu plus de sens, créer toujours plus de tension, progresser dans sa démonstration.
Car Quatre catastrophes utilise les codes de la démonstration mathématique, évidemment pour mieux les détourner.
Itérations mathématiques et pastiche
Itérer une opération mathématique, c’est la répéter un certain nombre de fois en prenant le résultat précédent comme point de départ de l’opération suivante.
L’itération du mot ou du groupe de mots a plusieurs fonctions ici :
elle est le ressort de la dimension de pastiche : la forme du discours scientifique (axiome, hypothèse, démonstration…) est tournée en dérision. Ces passages au ton faussement technique apportent beaucoup de drôlerie et, plus fondamentalement, disent les limites de la prétention scientiste et, plus généralement, de l’orthodoxie qu’elle soit économique capitalistique ou techniciste ;
elle porte la dimension argumentative du discours poétique militant (on pourra citer ici de tels usages de la répétition dans les poèmes militants d’Eluard (Poésie et vérité 1942…)) ;
elle est le soutènement d’un rythme lancinant de la langue.
Un extrait de « Volcan(s) » :
Au premier regard on est frappé par la différence de densité typographique entre ces deux pages en vis-à-vis. La “5” apparaît saturée, exige une lecture rapide : elle est le temps de l’éruption proprement dite et de la coulée de lave inarrêtable et destructrice ; tandis que la page “6” s’aère, s’étale, ralentit le rythme… temps du refroidissement et du retour à l’état de sommeil du volcan dans un paysage changé.
Boucles électroniques et agir politique
Ces plages d’itérations forment en effet des boucles répétitives, modulées (jamais mêmes), certaines très longues, d’autres locales, et résolutives (proposant des climax, sources de drôlerie, de tristesse, de progression dans la narration). La boucle est au cœur de la musique électronique et peut-être est-ce là qu’il faut trouver la source d’inspiration de ce procédé de répétition dans le langage (et également du sample de La Fontaine que le lecteur découvrira dans la partie intitulée « Déluge » !).
De fait, l’ouvrage porte un QRcode qui mène à la mise en voix du texte (interprétation de Maïa Foucault sur une musique d’Aquila Clanga) et Louis Dorsène fait partie du collectif [cargo], qui monte des performances où poésie et musiques électroniques dialoguent, fusionnent, entrent en résonance et en synergie.
Synergie, car la prise de parole poétique-musicale-plastique devient performance performative, c’est-à-dire génératrice d’un agir politique sur le monde.
La partie intitulée « Banquise » est la plus politique des quatre. Le capitalisme y est comparé à l’iceberg, comparaison qui fonde (!) des raisonnements scientifiques drolatiques, qui n’en sont pas moins un efficace manifeste des revendications d’une écologie politique révolutionnaire.
Un extrait de « Banquise » :
Modernité et tradition du spoken word
Cette approche politique de la poésie parlée, cette interpellation, relève à la fois d’une grande modernité (par la création digitale souvent associée et par les problématiques convoquées) et de la tradition du spoken word.
Fait majeur de la performance poétique de la Beat generation dans les années 60 et 70 (William Burroughs et Brion Gysin, Lawrence Ferlinghetti…, dont on trouve facilement les enregistrements sur Spotify ou YouTube), le spoken word se fait plus politique encore lorsqu’il porte les revendications du mouvement Black Power (Gil Scott-Heron, The Last Poets…), et fait résonner aujourd’hui plus que jamais grâce à Kae Tempest le chaos (et la douceur) du monde. Si la poésie déclamée est ainsi reconnue principalement comme un phénomène anglo-saxon sous la forme du spoken word, il faut rappeler le parlé-chanté de Ferré et, hélas bien moins connues, les stupéfiantes interprétations de textes de Prévert et Cocteau par Marianne Oswald dans les années 30 et 40, à laquelle il me plaît de rendre hommage pour conclure cette note, en une boucle temporelle du passé au plus présent de la jeune poésie contemporaine.
Pierre Gondran dit Remoux
Quelques liens
Éric Benoit, Michel Braud, Jean-Pierre Moussaron, et al. Écriture du ressassement. Presse Universitaires de Bordeaux, 2001.
Longtemps je n’ai pas su lire Sans respirer (et désormais ?). Peut-être parce que je suivais un penchant facile : que je m’identifiais plus volontier à l’homme dont il est question plutôt qu’à la narratrice ? ou encore que je campais un lecteur un peu affolé par l’histoire du désir qui baigne ce texte ? que je restais un peu à côté. Un peu. Pourtant rien ne sert de pencher devant Sans respirer : il faut se redresser et affronter/accueillir la force de la vague qui rudoie, l’eau salée qui fait la gorge amère, puis l’abandon qui soumet soudain.
Il n’y a pas de peu qui tienne.
Laurence Lépine offre un corps en passion à l’écriture et à la lecture. Passion pour un homme le plus souvent absent. Absence qui l’inspire et la comble (un « mégalithe »), qui la meurtrit et la sub-jugue parfois. La fait halluciner aussi. On pense au corps désirant des héroïnes durassiennes : « C’est là dans ce petit champ de chair que tout s’est passé et que tout se passera. » (M. Duras, La vie tranquille).
en moi se dresse maintenant le mégalithe les os ardents qui le convoquent
rien ne se fait désormais sans éloge de l’ombre
l’absence
Témoigner pour soi (et ses autres soi, également — nous le verrons) et pour les autres d’un état psychique aussi intense, je veux dire tenter d’approcher la complétude de cet état, exige de tenir plusieurs fils d’écriture, plusieurs rythmes, plusieurs souffles. Ainsi se succèdent de courts poèmes libres, comme apaisés — pas en paix, non… mais posés —, et ce que l’autrice nomme des « poèmes-blocs » : une page voire deux sans ponctuation qui se lisent (s’écrivent) d’une traite « sans respirer » : comme en apnée ? Plutôt ce moment précis où les poumons commencent à brûler et où l’on crache l’air longuement pour tenir quelques instants de plus. Un bloc qui, loin de contraindre ou de figer, libère brusquement l’écrit. Transmute l’intimité en extimité — terme de Jacques Lacan, que j’entends ici comme ce qui est le plus proche de soi, le plus intérieur, tout en étant ourlé vers l’extérieur par une nécessité absolue.
Aponogeton madgascariensis. Sir William Jackson Hooker (1785-1865).
Si les poumons brûlent c’est que l’eau est la grande chose mouvante et multiple de Sans respirer : prison qui accueille l’algue-dentelle soumise (à la société, à cet homme) que la narratrice est parfois, ou lieu des caresses de l’homme qui, à plusieurs reprises, est réduit à ses seules mains aquatiques, son pouvoir synecdochique.
mes cheveux le sais-tu sont devenus des algues que je tresse insoucieuse de ma beauté des rigueurs que tu m’opposes
Algue, roche (« une part involontaire/de ma roche/s’allie à tes pupilles»), éléments minéraux ou floraux (« frêle comme le givre/l’épiderme semé de pétales/de cristaux odorants ») :
à force d’attente suis devenue un massif argenté des coraux poussent sur mes articulations (…)
Ce ne sont pas métaphores, mais des métamorphoses vraies ou, plutôt, une fusion : devenir le monde même. Celui où l’homme, peut-être, jaillit de l’absence :
je vois à travers les limbes l’espace qui nous joint cet autre monde fait de parcelles d’eau de fonds sous-marins
Laurence Lépine nous guide vers cette révélation : l’amour fusionnel n’est pas la fusion entre deux corps amants — la sexualité même serait-elle sexualité sans radicale frontière ? sans la possibilité de l’absence ? — mais fusion entre le corps et le monde halluciné en corps de l’autre, le territoire commun de la rencontre, de la blessure. Et territoire de l’écrit. Cet alliage triple est une métallurgie — la forge comme image du désir apparaît à plusieurs reprises.
lorsque tes mains ces sœurs sous-marines longent ma chair arpentent le désir l’irrépressible promesse
la forge toujours tient corps l’attente y fend son souffle
« Halluciné », ai-je écrit deux fois déjà. Dans une page inouïe, un poème-bloc voit une abeille emporter la pomme d’Adam de l’amant, qui s’en trouve féminisé, mais cette métamorphose est avant tout une nouvelle perception par la femme qui, elle plutôt que lui, est alors transformée : « je suis maintenant face à toi comme une nouvelle femme ». Plus loin, ce thème de l’amant parfois bisexué :
je croise parfois dans mes circonvolutions mes danses aquatiques ta chair devenue féminine une étape dans la création dont personne n’aurait lu encore la semblance
Sans doute l’amant se transforme-t-il en elle-même, la femme aimante, car le thème du double est omniprésent.
Femme fendue « à la chair redoublée de brûlures », qui voit son alter ego obéissante s’éloigner avec l’homme dans le bois :
j’étais entrée avec toi dans le bois un rien sonore m’appelait petite épouvante candide envolée je te tenais le bras l’eau était si verte tes yeux je te tenais la main nous marchions vite ta main a ouvert le passage le bois tendu son cou l’ouverture était étroite tu la connaissais d’avant un lieu où l’on vient pour la rencontre les besoins du corps du papier par terre je suis entrée avec toi dans le bois le tout petit bois je est toujours celle qui s’absente quand je suis avec toi en rencontre une autre plus jeune que moi plus nouvelle à la place je toujours absente quand je suis avec toi dans le bois (…)
Femme redoublée de l’attente :
mes bras et mes hanches sont à nouveau à moi double est cependant mon corps mes nerfs étirés jusqu’à l’inexplicable
je t’attends
Femme redoublée de sa propre peine :
assise ma peine me blessait derrière les genoux et au pli peut-être de la taille et au-dessus des cuisses sans que je ne sois néanmoins bien sûre de cela le fait est que j’ai dû m’allonger pour lui donner toute sa place pour qu’elle s’allonge elle aussi se répande et peut-être finisse par se dissoudre c’était un temps où l’alphabet n’avait pas encore toute sa marge sa forme fixe où mon ciel était vide de toi empli c’était au énième siècle date de la chapelle en sa nativité je dormais avec elle avec toi comme aux prémisses d’un jour nouveau (…)
Femme redoublée de la poétesse, car le thème de l’écrit, traité avec une originalité et une finesse qu’on ne peut rendre par un extrait, irrigue tout le texte — notamment une danse d’accords, de « s » ou de « es » qui s’absentent, mi-sérieux mi-jeux entre amants ; et aussi, par exemple, cette douce analogie typographique :
au ciel charbonneux comme lettre passe parfois l’accent entrouvert de ton prénom un ailleurs aux longues jambes
Ce livre du désir est complexe, diachronique — les temps de la passion, du sexe, de la dépendance, de l’abandon, de l’attente, du sevrage, de l’ouverture à un autre possible se succèdent tout en se chevauchant :
seule en face de moi-même j’écris ta venue ta constitution labyrinthique
Il est passionnant, intimidant. Je n’en ai dit qu’un peu.
Parmi les nombreux thèmes qui traversent ce recueil magnifiquement édité, Aurélie Olivier aborde les rapports des corps paysans au monde, des corps genrés à l’assignation, des corps souffrant à la maladie. Elle nous parle des corps, de son corps.
L’autrice a grandi dans une exploitation agricole des Côtes d’Armor, de cette « Bretagne de terre » largement ignorée des touristes (les boutiques du port « enfouissent l’étable sous la mer » écrit-elle). Le mot « exploitation » dit beaucoup des modes de fonctionnement qu’ont établis les mutations de l’agriculture et de l’élevage d’après-guerre et jusqu’à aujourd’hui. Témoigner de l’exploitation des terres, des animaux, des hommes, des femmes est au cœur de ce recueil au titre puissant, « Mon corps de ferme », qui porte en lui plusieurs des dimensions du texte : – l’analogie poussée entre le corps des humains, le corps des bêtes (le porc, les vaches laitières…) et le « corps » des choses (corps de ferme, tracteurs, trayeuses, paysage du remembrement…) ; – la transformation de son corps d’enfant en corps de femme au fil des années de transformation de son village ; – mais aussi la libération psychique et politique du corps (mon corps) ; – et, d’évidence, les jeux de mots, qui sont comme banderilles plantées dans le corps du texte.
L’analogie paronymique dressée entre le corps de ferme et le corps de femme ne relève pas de ces équivalences banales entre microcosme et macrocosme mais, peut-être, plus profondément des rapports du « corps propre » au monde tels que Merleau-Ponty les conçoit : « Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps. » (L’œil et L’Esprit, 1960). Le corps de ferme entoure le corps de l’agriculteur. Et le corps de l’agriculteur annexe le corps de ferme, en fait un prolongement organique. Merleau-Ponty écrit : « J’éprouve mon corps comme puissance de certaines conduites et d’un certain monde, je ne suis donné à moi-même que comme une certaine prise sur le monde » — on est frappé par la pertinence du « corps propre » appliqué au corps agissant paysan. Il crée le concept de « chair du monde » comme fondement de cet envahissement du monde par le moi et, réversiblement, du moi par le monde.
Les conséquences de cet empiètement réciproque entre sujets, animaux et choses sont décrites précisément par Aurélie Olivier, dans ce texte où alternent données objectives sur le monde agricole breton et description de son enfance, de son adolescence, sur un mode trivial, domestique, documentaire, d’où sourd une poésie mordante et précise (par exemple, les parallèles aspécistes discrets mais puissants dressés entre trajectoires prédéterminées des femmes et exploitation laitière*). Surtout, cette « chair commune » fonde une implacable aliénation qui, si elle s’exprimait par l’usure physique prématurée jusqu’aux années 1950, est devenue, sous la pression notamment de la spirale des investissements, source d’une détresse psychologique majeure — l’autrice cite les statistiques de suicides d’agriculteurs, dépeint les maladies chroniques. En outre, si le « corps propre » de l’agriculteur est aliéné, que dire du « corps impropre » (expression de Simone de Beauvoir raillant Merleau-Ponty) de l’agricultrice !
« En 1976, 67 ans après les salariées les paysannes ont un congé maternité 14 semaines pour les salariées contre 14 jours pour les paysannes
En 1986, le congé est allongé 16 semaines pour les salariées contre 8 semaines pour les paysannes
A minima, l’élevage sera intensif »
Sur cette chair ontologique que le corps propre paysan et sa ferme partagent, l’agriculture productiviste ne pouvait que se greffer très efficacement, ce qui a précipité ce que l’on connaît dans bien des lieux : la réification et la déshumanisation de la relation aux bêtes, notamment les vaches laitières — mais cette tension vers l’automatisation se révèle une condition nécessaire pour réussir à maintenir tant bien que mal d’un côté le rendement et, de l’autre, une vie hors le travail :
« Jour après jour après jour après jour après dans la salle de traite, les paluches musclées désinfectent les trayons désormais numérotés
(…)
Les langues des veaux s’habituent au plastique Seul le hors-sol automatisé permet de souffler »
Elle a aussi été, et de tout temps, une « chaire muette ». On tait les problèmes, les drames, les élans, les désirs de changements. La parole est contrainte tant par un tempérament partagé (« Mais cuirs assez, peaux tannées/on n’a pas à se plaindre/C’est pas comme dans le temps/notre terre battue est carrelée ») que par le poids du catholicisme. L’autrice nous confie un de ces événements, doublement tu : elle est née dans le contexte d’un déni de grossesse, noué peut-être par l’obligation de silence inconsciemment intégrée par sa mère, alors adolescente, et devenu secret de famille révélé tardivement.
Silence, détresse, aliénation, Amélie Olivier a choisi de s’éloigner de cet environnement. Toutefois, elle révèle qu’elle y a été réassignée, en une quasi « malédiction » : le corps enfui se trouve être un corps malade, qui se mure à rebours dans le silence. Le mélanome qui s’est déclaré — la scène de l’annonce diagnostique relève très typiquement d’un patriarcat médical qui ne semble s’éteindre que très lentement… — est à la fois une conséquence objective et documentée de la vie rurale (« Mélanomes, lymphomes, leucémies, tumeurs/du système nerveux central, de la prostate :/il y a des risques accrus de développer certaines/maladies au sens des exploitations familiales », nous indique-t-elle) et une improbable et subjective conséquence du secret de famille (« Il paraît que ce qui n’est pas articulé parle/depuis le corps »). Le « mets-là, nomme » — jeu de mot lacanien au possible, signifiant.
Ses jeux de mots acrobates apportent une drôlerie bravache mais demeurent toujours teintés de gravité, se révélant peu à peu comme un soin linguistique de consolation — « Par l’humour, le surmoi aspire à consoler le moi et à le garder des souffrances. L’humour tient au moi effarouché un discours plein de sollicitude consolatrice. » (Freud, L’inquiétante étrangeté, 1919).
L’ouvrage se conclut dans la grâce d’une rencontre qui encourage l’autrice à retrouver une parole (« Je sors de taire ») et la confiance perdue en la chair du monde.
« Je suis à nouveau, allongé sur un talus sauvé du remembrement, le contraire de se tenir à carreau ici, la végétation exulte autant qu’elle lutte
(…)
Devoir risquer sa peau pour la sauver exuvie à vie
Imposer la jachère se rêver génisse s’inventer talus
(…) »
Le livre d’Aurélie Olivier est de l’ordre de la prise de parole politique et intime : pour les autres, au corps de ferme en crise ; pour elle-même, au corps de femme en souffrance.
Un écrit sur le viol est un écrit militant. Peau, de Manon Godet, est donc un objet littéraire militant. La militance d’une poétesse qui porte une parole de et pour d’autres femmes. En effet, une prise de parole minoritaire — car c’est de cela qu’il s’agit — est par essence une prise de parole pour les autres. De là découle le ressort de la dramaturgie à l’œuvre ici : la plurivocité — du « je », des âges, des expériences, des rôles, des devenirs. Nommons Romane, Violette, Aline, Aurore, Mahaa, Rose.
La poétesse, notamment dans la première partie (« Prière de toucher »), établit un dispositif qui permet le déploiement de cette plurivocité puisque le lieu est un théâtre : où l’on entre dans la peau de personnages, où l’on enfile des costumes (des « peaux creuses »), où l’on se montre autre tout en étant plus soi que jamais, où les loges possèdent des miroirs. Chaque protagoniste a sa « scène du miroir », ce qui signe la dualité de chacune. Aussi sont-elles toutes riches de leur personnalité complexe et toutes porteuses de la complexité des autres. Ce kaléidoscope d’expériences de femmes sera le médium pour dresser le tableau du destin traumatique que la société patriarcale peut leur faire subir : viol, inceste, agression sexuelle sur mineures, prostitution subie, avortement clandestin. Théâtre et miroir : le spectacle et le spéculaire pour donner à regarder — écrire — ce qui est tu.
Les scènes sont crues. Les métaphores y sont nombreuses (le jus poisse du raisin, le hérisson, le bateau, l’eau sale, le lit-cage…). Elle ne sont pas vaines : elles sont à la fois d’authentiques visions fantastiques (de terreur ou d’échappement) qui surgissent lors de l’agression et des outils pour transmettre avec minutie les ressentis au lecteur. Je ne propose pas d’extrait ici car c’est à chacune et chacun d’accepter ou non la confrontation à ces passages. A contrario sont déployés de très beaux moments de réparation, de care/cure, de paix, de caresses et de sexualité, notamment selon un registre marin (l’eau salée est un baume) et botanique (violette, nénuphar, lavande, rose…), également à travers la métaphore de la costumière qui sait recoudre les plaies. Non seulement violette et lavande font écho à des symboles historiques connus des luttes des femmes (le violet couleur des suffragettes, les lesbiennes activistes de Lavender Menace), mais les femmes sont adornées de fleurs réparatrices et de pétales, parfois cousus à même la peau, comme Sapho couvre ses héroïnes de diadèmes et colliers floraux.
Violette, la costumière :
« J’imagine le corps de Romane dans le costume. Il faut le reprendre à la taille. Mais il faut surtout y glisser des fleurs. Et le tremper dans du sel.
Je suis faite de sel. Je retire le costume de la peau de ma Romane imaginaire. Il glisse sur mon corps.
Je me pose devant le miroir. Je pose. Amusant de ne pas être soi.
Romane est nue maintenant. À l’abri. Je me tourne. Je la vois. Elle a les yeux fermés.
Morte ? Non. Elle n’est pas là.
Je pose des tiges de lavande. De tulipes rouges sur sa poitrine. Je la lave avec. Je vois les traces qui s’enfoncent dans ses cuisses. Entre sa peau et ses veines. Violet, orange et bleu se frayent un chemin. Éventrent le noir. »
Plus loin, une magnifique scène au bord de la mer :
« Elle n’avait jamais vu la mer. La mer qui bataille et qui raconte. Qui crie à l’autre bout du monde. La mer comme elle. (…)
Elle détache ses cheveux. Caresse mes mains.
Je glisse un à un mes doigts entre ses boucles. Je m’avance sur des nénuphars mauves. Orange. Dorés. Je pose des fleurs dans ses cheveux. Les redresse. (…)
Elle mène la danse. Me serre contre elle. Nos pieds claquent le sol. Expulsent l’eau, le jus. Réchauffent le sable humide.
Mon sang gonfle ma peau.
J’entends la lavande.
Nous dévalons le sable. »
Sans chercher à aborder ici les lignes de faille qui ont traversé ou traversent encore les mouvements de lutte pour les femmes, particulièrement quant à l’existence ou la nature d’une « écriture féminine » [tout simplement parce que je n’en serais ni capable ni légitime], je peux tenter d’avancer quelques points de réflexion à partir de la construction complexe et spéculaire de Peau, particulièrement en référence aux écrits de Monique Wittig. Cette rotation funambule des « je » par Manon Godet est très importante. Elle relève d’une part de son travail d’écriture, son talent individuel, sa réflexion politique aussi, toutes choses qui ne sont pas cette sorte d’« essence féminine » qui caractériserait une « écriture féminine ». D’autre part, elle est une dissidence au « bien-écrire », une exploration, un usage du langage hors système. Ce sont deux fondamentaux de la recherche littéraire de Monique Wittig : dénaturalisation et travail sur le langage (dans Les Guérillères, l’autrice fait danser les prénoms ; dans Le corps lesbien, le « je » est déconstruit en « j/e »). C’est donc bien à un double titre que la dramaturgie tendue par Manon Godet est un dispositif wittigien. Jusqu’à quel point ?
Si des hommes prédateurs et clients sont les monstres de la première partie du recueil (« Prière de toucher »), il y est aussi décrit un homme qui a aimé, il porte le nom « Jaime ». Il est un homme de spectacle mais son rôle est d’être réceptacle : de sa propre douleur (le deuil de l’Aimée), de celle des femmes meurtries autour de lui. Si un homme incestueux (possiblement) est le monstre de la deuxième partie du recueil (« Take me home »), il y est aussi décrit un doux amant, qui toutefois n’est que rêvé. L’hétérosexualité est donc présente mais reléguée dans un passé révolu ou projeté dans un futur chimérique qui pourrait — peut-être — être réparateur. Le vécu des femmes et filles ici et maintenant est traumatique et l’échappatoire est la complicité, le désir, l’amour lesbien. Le lesbianisme comme issue, la figure de la lesbienne qui s’échappe sont des motifs essentiels de la pensée de Monique Wittig. Prise non pas seulement au sens restrictif et naturaliste de l’homosexualité entre femmes, mais comme action politique de rupture d’avec l’ordre social et politique hétérosexuel — pour faire très court et certainement caricatural ! Monique Wittig décrivait l’espace lesbien comme « à l’heure actuelle la seule forme sociale par laquelle les femmes peuvent vivre libres ». Cette actualité, cette urgence est au cœur du travail de Manon Godet.
Peau est un recueil dans tous les sens du mot : d’une part, il recueille poétiquement une parole qui ne serait pas dite ailleurs ; d’autre part, il offre, par son existence même, la possibilité d’un recueil à qui pourrait, par empathie ou par expérience, en ressentir le besoin à travers cette lecture ou à travers son vécu de lectrice ou lecteur. On pourrait oser dire « une safe zone ». Manon Godet préfère écrire « un à l’abri ».
Un à l’abri enveloppant et synesthésique, où l’on entend la lavande et l’on voit le sel de la mer, où le bleu sourit et le chaud caresse.
Alain Marc Guillaume. Je vais jamais au cinéma. Éditions de la dernière colline.
Il y a un seul « je » dans ce recueil, il est sur la couverture. Une manière de régler la question d’entrée de jeu… Car le poète bordelais Alain Marc Guillaume, pendant sa carrière de bouquiniste de la rue Sainte-Catherine, il en a vu passer des « je », des « moi » des « égos » qui emplissent les pages. Il chasse donc radicalement ce pronom personnel qui sonne si impersonnel à l’oreille de l’autre. Il nous parle de lui, oui, tout lui — son Amérique, la musique, sa fille, sa ville, ses chats, ses clopes, le fantôme de son père… Mais, en escamotant ce « je », il entrouvre sa phrase, glisse au lecteur un « tu peux entrer, on va parler de moi mais on va parler de toi ». Oui : il a jeté la clé du « je » qui verrouille tant de textes :
« quelque temps qu’étais pas passé » / « ne sais » / « me rappelle » / « ça me souviens » / « quoique dise » / « mais l’ai pas voulu » / « aurais pas dû »
À 70 ans, l’auteur est dans cette zone grise, cet entre-deux âges de la vie quand « corps et cœur deviennent galère » : le deuil de l’avenir est fait mais pas le deuil du passé. Entre-deux temps. Entre-deux lieux. La parenthèse d’une marche dans la ville, des parcours en voiture. Peu importe le point de départ ou le point d’arrivée, ces temps de transit sont au cœur de plusieurs poèmes. Là où rien n’a changé, ou si peu : première, seconde, troisième, la vitesse parfois, la musique toujours — les orgues, l’opéra, Chet Baker ou Bill Evans. Où la pensée s’assoie. Où les mots viennent. Un lieu de repli aussi. Où laisser, enfin, la mélancolie cristalliser. Parce qu’en dehors la vie file, et c’est tant mieux, c’est son tempérament. Ça clope, ça boit, ça fonce :
« parce que mon cœur il est trop du temps, trop sur pile sais pas se détendre se laisse pas aller vraiment savoure à la va-vite lui faut les bruits de la vie les bruits de la ville »
Dans la voiture, devant, les essuie-glaces vont et viennent, mais le soleil couchant brûle dans les rétros. La ville, ou plutôt le glacis des « Zones d’activités », le poète la traverse avec tristesse. Il y a de quoi :
« autour d’eux flambaient blanches maisons néo-pavillonnaires proprets gravillons toboggans, piscines ballons et balançoires, jardinet tous colorés de joie en plastique »
Jusqu’à chialer pour un rien : une affiche entraperçue, un chien figé dans un aboiement, qui semble dire :
« y a rien là ! y a personne ! t’arrête pas ! c’est l’enfer ici ! file file mon frère ! »
Jaillit la détresse du monde.
Parfois, fugitivement, le regard est accroché et le souvenir déboule derrière l’épaule :
« en la nuit sur les petites routes de campagne à gauche dans mon rétro un feu à la volée s’enfuit comme un shoot filant à la Fellini branchailles/feuilles encombrantes grésillent au fond d’un jardin derrière une bicoque
toujours beau inattendu un feu en hiver un feu dans la nuit un feu qui me dit combien aimais les partager avec mon père ces manières de Saint-Jean purificatrices au bout du jardin
étaient silences entre les craquements les agonies des bois tordus sèves qui sifflaient hypnoses qui closaient les lèvres éclats qui sautaient sous la bêche en levier ravivant les incandescences
(…)
alors dans mes phares avant les bientôt entrepôts les nouveaux buildings les navires de béton éclairés à l’ozone en périph de métropole qu’ont tout écrasé des jardins ouvriers ou pas me dis demain je sais pas le sens pas demain c’est peut-être pas grandir ça pas accepter vraiment d’une manière l’autre renâcler comme un têtu bourricot
mais demeure encore insécable de ce monde-là qui a fui à la volée dans mon rétro tout à l’heure comme un shoot filant
à la Fellini »
La ville ! La vraie, il l’a connue : le New York de Paul Auster, le Greenwich Village des derniers de la Beat generation, sa jeunesse, ses vingt ans :
« quand j’entends New York à la seconde c’est l’hiver un vent de glace qui vient de la mer la neige sale en laquelle pataugeaient bras dessus bras dessous sur ce cliché magique Dylan et sa copine d’alors qui semblaient s’aller d’une incroyable jeunesse tenant le monde »
Cette Amérique une fois vécue on la vit pour toujours : avoir l’œil attiré par les chevaux des champs de bord de route, s’imaginer faire tourner façon cow-boy son lasso dans une bourgeoise rue bordelaise, voir les Peaux-Rouges attaquer le tramway peureux de la rue Watt !
Car la mélancolie qui file d’un bout à l’autre du poème n’est jamais lugubre : elle est pleine de pudeur, à mots voilés comme la cigarette a voilé la parole.
Certains poèmes se terminent par une douce redite d’un vers déjà écrit. Comme la nostalgie même du début du poème : instantanée, interne. La boucle du fil que la couturière tire pour fermer le point. Doucement comme le cœur se serre.
Pierre Gondran dit Remoux
Alain Marc Guillaume c’est aussi une voix formidable : allez l’écouter sur son facebook lire des poèmes de lui ou d’autres, dire la vie, dire la musique.
Parme Ceriset, Boire la lumière à la source, Éditions du Cygne, 2023.
Parme Ceriset est une louve qui a traversé une interminable nuit — moi, son lecteur, comment puis-je concevoir une nuit qui durerait des années ? Parme Ceriset est une louve qui a mené la lutte pour chaque souffle, remontant « chaque jour des abysses » — moi, son lecteur, oserais-je même imaginer l’angoisse du dernier souffle à chaque respiration ? Parme Ceriset est une louve qui a vaincu cette nuit du souffle éteint et a vu l’aube se lever de nouveau — moi, son lecteur, comment pourrais-je me figurer le jour même de ma naissance ?
Mais l’autrice ne nous demande pas cet impossible, non : simplement prendre la main qu’elle nous tend et la suivre depuis les contreforts du Vercors drômois jusqu’à ses Hauts Plateaux qu’elle a reconquis après une longue absence — comme le loup. Une de ces nuits dont elle n’a désormais plus peur, y « enjamber les hérissons », y vivre de « quelques sourires de rocaille », rejoindre « le glacier noir », y goûter « l’écume de la Voie lactée » et, au matin, « marcher dans les champs qui s’éveillent », humer les premières « saveurs de fruits qui dansent dans l’air » et voir « le jour flamber de tous ses rubis ».
En 2008, année charnière dans la vie de l’autrice, elle reçoit une greffe de poumons qui la sauve. Ce recueil est empli du contraste entre le temps d’avant la greffe et le miracle d’une nouvelle naissance. Au lexique de la mort et de la noyade (le néant, la colère des flots, la longue Nuit et ses ronces, l’obscurité des entrailles souffrantes, les années givrées par le temps) succède une poésie au lyrisme ébloui, une écriture de lumière, de joie, d’affirmation de la transcendance. Un chant, une ode, une aube.
« Dans le miracle bleu de l’aube, notre souffle reprend vie, une lueur d’opale irrigue à nouveau nos joues, nous revenons de l’ombre et du sommeil de la nuit, nos yeux s’ouvrent sur le réel et nous humons dans l’air fruité la potion de renaissance, l’élixir d’éternité »
L’autrice fait de son texte le creuset d’une magie blanche, d’une alchimie, en ce qu’il a trait à la fois à la transmutation des éléments, à l’élixir d’éternité, à la mystique des origines de l’univers.
La transmutation des éléments
L’air et l’eau, la lumière et la pureté tiennent une place centrale dans cet hymne à la nature réhabitée. Les éléments échangent leurs propriétés physiques, comme si l’émotion des retrouvailles, le trop-plein des sensations entraînaient une perception fusionnelle. L’eau est lumière et envahit tout, jusqu’aux corps mêmes (elle se répand et « chasse l’obscurité/de nos entrailles souffrantes »). L’air est eau : lui qui peinait à trouver passage, désormais il « inonde les bronches d’un océan d’aurore ». Mentionnée à plusieurs reprises, l’écume est le symbole de cette fusion : ce sont les cascades qui se chargent de mêler intimement l’air et l’eau, créant une « écume de soleil fondu », une « brume d’étoiles ». Le souffle possède pour l’autrice d’infinies variations magiques, des qualités organoleptiques qui nous sont inaccessibles, nous dont les sens du respirer sont émoussés depuis si longtemps par la répétition banale et impensée : « brumes sucrées », « airs fruités », « effluves de soleil vert et de grenat »…
L’enfance, élixir d’éternité
Bien entendu, le thème lyrique de la renaissance irrigue les poèmes : renaître « à la lumière » « au chant des cascades » « aux ciels roses de l’enfance » « à tout ce qui frémit dans l’air ». Plus profondément, de cette re-naissance éclot une seconde enfance : le lait de la mère est évoqué (« source nacrée », « flots nourriciers de sa mer intérieure ») et symbolisé par la Voie lactée ; s’offre la chance de marcher de nouveau dans « les pas effacés de nos fantômes courant sur les plages », « les premiers pas dans la neige »…
Comme dans un rêve d’enfant non encore confronté à la notion de temps et à la finitude de la vie, toute la première partie de l’ouvrage baigne dans un sentiment d’éternité : « ressusciter le mirage/d’éternité », s’abreuver « aux sources du merveilleux »…
La transcendance, la pureté
Dans l’air cristallin des plateaux du Vercors, les étoiles sont omniprésentes, toutes proches, compagnonnes de vie pour qui sait « tendre la main vers la Grande Ourse » et marcher « dans les vergers d’étoiles ». Ce n’est pas seulement la bonne étoile — ce donneur qui a offert la vie : « nous devons notre salut aux étoiles » — mais aussi la source de tout. Elles sont « tout près des sources d’infini » et image même de la transcendance.
« Renaître à l’aube éclatante à l’écume de Voie lactée retrouver la source du Temps et s’y abreuver »
Car Parme Ceriset partage avec nous sa mystique. Est-elle de nature religieuse ou fondée sur la nature ? Quoi qu’il en soit, la spiritualité est revendiquée et, en une contraction saisissante de l’espace, étoiles et poumons, spirituel et organique, se retrouvent mêlés dans un même flux vital :
« Nous devons notre salut aux étoiles. À la lisière de l’écume luisent les regards des anges, nos poumons se déploient et nous revenons à la vie… »
Ne voit-elle pas un jour « l’Éternité poser son halo de lumière sur les boucles dorées des cheveux en bataille » de son amant ? Mais ce jour est aussi la fin de la seconde enfance et le début de la seconde vie d’adulte :
« Mon amour dormait encore. Je fus soudain envahie par l’insupportable prise de conscience de sa nature mortelle »
L’amour, la mort
De beaux vers célèbrent cet amour — l’on pense au « Je t’aime » de Paul Éluard. Mais c’est en contrepoint de notes plus élégiaques :
« L’eau ne sait pas que nous sommes déjà morts, les rayons d’or ouvrent déjà leurs grands bras de bonté »
Le temps viendra de « s’évaporer dans l’air du soir/n’être plus qu’une étoile fondue à l’univers ».
L’histoire contée dans Vers la mer est une histoire simple, une histoire triste : par un voyage au Japon, d’île en île, de ville en ville, la narratrice cherche à fuir la douleur éperdue d’une séparation. Le chagrin ne cessera pourtant pas de l’accompagner et s’exprimera à plusieurs reprises en de mélancoliques retours sur ce qui fut un bonheur solaire. Aussi : une histoire sans lendemain avec un homme (H.K.) doublement étranger pour elle : homme — « le premier homme » — et Japonais. Aussi : l’impossibilité de l’oubli alliée à une grande solitude.
je vais là où la langue étoiles se fait rare
derrière moi les pays où sont mes morts
où je ne suis plus
Est-ce tout ? Oui. Et Vers la mer nous bouleverse par ce peu. Car ce peu est aussi celui d’une langue épurée, ébranchée, exsangue, faite autant du non-écrit que de l’écrit. Langue discrète au sens mathématique (c’est-à-dire discontinue) : ponctuée sur la page, où la tension émotionnelle existe dans les intervalles, le Majaponais, comme nous allons le voir ci-après.
Le voyage au Japon — on le sait depuis Roland Barthes — est un voyage dans une langue étrange autant qu’étrangère où le signifiant est doublement roi, par la multiplicité des signes offerts à l’œil, par l’abandon obligé du signifié : « La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel, qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tout sens plein. » (In : L’empire des signes).
Ce « léger vertige » est celui d’un sémiologue comblé, pas celui d’une femme déchirée qui, elle, vit cet abandon du signifié en se trouvant « aveugle et sourde dans la langue », contrainte à l’abandon : « inconnue/dans la langue/où je n’ai pas de mots » « maintenant je suis/comme quelqu’un qui dort/et qui cherche sa langue ». Ainsi : « je vais sans vie/j’écris sans écriture ».
Le kanji représentant le Ma (« intervalle » « espace » « entre-deux »)
Écrire sans écriture : ici est le blanc, le vide. L’interstice. Là où Barthes l’analyse en Occidental tout en empruntant la notion pour ses objectifs propres, il est vécu profondément par Marielle Anselmo. Car ce dénuement, ce peu, devient l’esprit même du poème et expression de l’épuisement par le chagrin. Des vers écourtés à l’extrême, quelques-uns par page, en groupes de quatre, trois, ou même un vers, séparés par de grands espaces blancs. Par ces blancs, elle concrétise le concept japonais du Ma : cet intervalle qui construit la tension entre deux pôles, deux pièces, deux subjectivités, deux branches de bouquet d’ikebana. Ce blanc de la page n’est pas du vide de l’écriture, il en est le lien, la force, le blanc épargné qui trace la chute d’eau dans l’estampe.
Hokusai (1831).
Sans en reprendre les contraintes métriques (abandonnées, d’ailleurs, par les poètes japonais contemporains !), elle applique l’esprit haïku car elle se trouve réduite au rôle d’observatrice de l’instant, de la nature, des hommes au travail — instant par essence hors le langage.
Ainsi :
dehors
le bruit de l’eau quelques menus poissons qui sautent
Ailleurs :
le crépuscule les barques des hommes au teint hâlé
un qui chantonne doucement
Marielle Anselmo élague son écriture (nulle métaphore ou symbolisme) jusqu’à trouver la forme juste, cette fin du langage — notion qui nous est si étrangère — cernée par Barthes : « Lorsqu’on nous dit que ce fut le bruit de la grenouille qui éveilla Bashô à la vérité du Zen, on peut entendre (bien que ce soit là une manière encore trop occidentale de parler) que Bashô découvrit dans ce bruit, non certes le motif d’une “illumination”, d’une hyperesthésie symbolique, mais plutôt une fin du langage : il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku. »
Le paradoxe — et la grande réussite — de l’ouvrage est donc ici : l’étrangère qui va « seule/très silencieuse » approche et fusionne avec cet esprit japonais où économie, tension entre vide et plein, contrainte façonnent la poésie.
La clé de cette fusion avec l’esprit Zen est peut-être à trouver dans ce poème :
avec toi disparaissent de grandes contrées
des pans entiers de ma vie
tu me demandes de faire le deuil de toi de ton vivant
la douleur en moi entière
pliée en quatre morceaux ma langue s’est tue
Il révèle que c’est le chagrin premier, la douleur entière qui prive la poétesse de sa langue. Arrivée au Japon sans langue, elle s’ouvre grand à l’autre et s’emplit d’une langue nouvelle (« mes oreilles s’y baignent ») : une langue étrangère en sa propre langue. La définition même du style selon Deleuze.
Autre paradoxe : l’incommunicabilité, la solitude dans la langue, qui exerce l’observation passive, sont accueillies par un Japon bienveillant qui apaise de loin en loin la douleur. Et le poème.
maintenant je vais comme tout le monde je dors dans le métro
dans le désordre de la vie
presque une sur l’épaule de son voisin
avec ce peuple d’amis
tout m’est parfaitement familier et parfaitement étranger
Lea Nagy, née en 2000, est l’étoile montante de la poésie hongroise, avec déjà trois recueils publiés, salués par des prix, bourse ou résidence d’écrivain, traduits en plusieurs langues. Le chaos en spectacle est son premier ouvrage à paraître en français.
Le lecteur pourra de prime abord être désarçonné par l’austérité de l’écriture, l’autrice ne laissant sourdre le lyrisme — attendu chez une si jeune poète, reconnaissons-le — qu’avec parcimonie. Le hongrois étant plutôt connu pour sa volubilité et ses inventions de longs mots polymorphes, cette langue « précise, lapidaire, chirurgicale » telle que la définit Patrice Kanozsai dans sa préface, compose un style très personnel : « une langue étrangère à sa langue maternelle » selon la définition du style de Deleuze. Cette expression de l’abstraction, si mature, impressionne et il faut plusieurs lectures pour que les motifs intimes, les thèmes chers à Lea Nagy se révèlent, notamment une vision de l’espace et du temps profonde et originale en ce qu’elle imprime la trame même de ses poèmes (« Le monde est infini, son espace et son temps »), non seulement dans sa modalité transcendantale — l’autrice aborde à plusieurs reprises ses rapports au divin — mais aussi immanente.
De poème en poème, l’espace enfle considérablement (on vole « au-dessus des sphères » — les planètes) ou au contraire s’étrécit jusqu’à l’infiniment petit (« la mer/se débat sans faire de bruit. Des pieds effleurent ses molécules »). Ainsi, dans un seul et même poème (Sans corps), l’incommensurable est dévalé en quelques lignes.
Je voyagerais bien. Je retourne le monde.
Je le tourne. Il est dense. Des taches de couleur a priori minimes.
Invisible d’en haut. À peine visible d’en bas.
L’espace tâtonne au centre. Il dessine l’espace-temps.
Des matériaux. Des molécules. Des cellules.
Une cellule.
L’espace « dessine l’espace-temps », autrement dit l’espace fait temps, heureuse transposition poétique de la théorie générale de la relativité : « le réel [est] éternel » « les petits grains de sable qui tournent dans la main [sont] les souvenirs », le sol même est « temporel, mouvant », « on tue le temps dans une cavité douce », espace réceptacle des saisons et des durées.
De la même manière, la valeur du temps est relative : « dans le passé et le présent à la fois » ; ce temps ralentit parfois si intensément que les amants se transforment en arbres aux branches s’entrelaçant (arbre à l’échelle des temps si différente de celle des hommes) : « On se transforme en saule depuis des heures déjà/ou depuis des années, on n’a pas fait attention. » En corollaire, tandis que l’espace se fait temporel, le temps est spatialisé : la journée qui passe est « respirée » (comme si la durée était de l’air concret), on veut la « posséder » (comme une chose).
Ce vécu particulier de l’espace-temps crée un hiatus avec autrui, celui qui vit dans l’espace-temps traditionnel, celui « qui tâtonne au centre ». Avec l’autre, on ne peut que rarement communiquer : « il ne veut pas que je l’entende/il ne veut pas que je comprenne », jusqu’à, hélas, empêcher la rencontre physique (dans le poème d’ouverture) : allongée sur le lit, « l’une des moitiés du lit est vide » ; quand l’amant attendu arrive enfin et se couche « l’une des moitiés du lit reste vide » : les espaces-temps de l’un et de l’autre ne sont pas synchrones, ils sont parallèles. Ailleurs :
Une petite fille chantonne toute seule. La mer a délavé sa robe blanche.
Sa mère la cherche depuis des jours. Dans deux mondes différents. Séparés de quelques mètres.
Toutefois, il est des médiums qui permettent la communication des êtres : les oiseaux qui, toujours, volent au-dessus des hommes et du monde, aigle, faucon, vautour, « oiseau-marionnette zigzaguant » (un faucon crécerelle et son vol stationnaire dit du Saint-Esprit ?)…, rapaces capables de leur bec crochu de percer ces enveloppes d’incommunication.
L’oiseau marionnette qui zigzaguait fonce sur nous. Il pointe son bec vers le soleil. Alors qu’il ouvre sa crécelle, L’eau du ruisseau apportée pour ses oisillons nous dégouline dessus. Je regarde le sourire de ta branche ridée. C’est important. Tout comme le temps.
Comme cela, comme ici : C’est ça le rêve. Dans cette cavité douce où le réel n’a pas de signe.
L’oiseau-marionnette se lisse les plumes.
Plus fondamentalement — dans ce recueil d’une jeune femme où les corps de personnages d’hommes et de femmes âgés transitent nombreux —, le corps même n’est perçu que comme l’accumulation du temps : nous sommesle produit de nos souvenirs et emplissons « jusqu’aux recoins les plus secrets/de l’hippocampe » — support anatomique de la mémoire. On porte même en soi la mémoire de l’autre, notamment celle de la mère nous ayant tout juste mis au monde :
Dans ma tête, mes souvenirs, dans ces lignes.
À jamais.
Comme cette relique, qu’à l’hôpital, sanglante et heureuse, ma mère, ma chère mère, portait sur sa peau.
À jamais.
Le nourrisson-relique : ce concret entrant à jamais dans le temps.
De ce recueil l’âme s’avère être la mer :
– mer-espace : les vagues, l’estran, le sable, les coquillages ;
– mer-temps : le rythme des marées et, surtout, les souvenirs de famille les plus précieux de Lea Nagy, sur une île de la côte dalmate.
Sans doute est-ce sur les falaises et les plages de cette île que s’est forgée cette conscience de l’espace-temps, soutenue par la communion avec l’élément aquatique, affaire de souvenirs, de corps, de sensations, de silence — l’instant étendu de la présence au monde.
Pas de bruit humain. Pas de bateau sur l’eau.
Soupir. Solitude. Fuite.
Une vague s’écrase sur un rocher. La nuit, une cigale est assise sur mon genou.
La pleine lune éclaire la mer.
Sur une petite île. Seule. Le silence est roi. Le silence est moi.
Pas de bruit humain. Pas de bateau sur l’eau.
L’émotion est contenue mais forte, le poème (presque) lyrique… : devenu perchoir de la cigale, la poétesse est un arbre conscient.
Lea Nagy parle longuement de cette île dans une interview, où l’on apprend que son premier mot fut prononcé alors qu’on la tenait au-dessus des flots : la mer est le lieu du langage, elle y puise son inspiration de poète surdouée — mais aussi sa solitude d’artiste :
Quelqu’un écrit que je ne dois pas voler trop près du soleil. Je nage vers le fond de la mer — voilà ma réponse.
« Depuis quand sens-tu ce poids/cette difficulté à paraître ? »
Dans Imprécations nocturnes, Grégory Rateau utilise plusieurs voix (Je, Tu, Il, Elle) qui, témoignant de ses « vies emboîtées », s’avèrent les avatars de ses paraîtres dans la société. Il part à la recherche d’un diagnostic à poser sur cette angoisse du paraître et fait le constat lucide d’un syndrome de l’imposteur, lui le transfuge de classe.
L’écriture innocente
Si elle est douloureuse, cette poésie de l’introspection est non métaphorique, sans emphase. La clarté de l’expression et le refus des procédés de séduction du lecteur préservent l’éthique de ce dernier. Car c’est bien à un voyage dans les extrêmes psychiques (presque lazaréen) que l’auteur nous convie. Cette nécessaire économie d’écriture est plutôt l’« écriture innocente » de Barthes que l’écriture blanche car de « trous » et de « platitude » il n’est pas question : l’exploration est minutieuse, à tel point qu’elle épuise et rend exsangue. La page achevée, le lecteur devine toutefois sans peine hurlements et larmes ravalés : une poésie dents serrées — parfois la nuit, des imprécations.
Letransfuge de classe
Dans son milieu aux fantômes d’aïeux « qui vous cueillent au berceau/et vous collent une poisse d’enfer ! », il manque à l’auteur un interlocuteur : « enfant double/je jouais avec mon ombre », il voudrait « trouver frère à l’oreille fertile » qui puisse comprendre ses premiers vers — on pense à Bourdieu qui écrivait, évoquant sa « névrose de classe » : « J’avais onze ou douze ans, et personne à qui me confier, et qui puisse simplement comprendre. » S’inventant un roman familial (« la grandeur des miens, une douce chimère »), quittant la banlieue pour Paris, il se voit en « éclaireur pour ses frères/un maudit pour sa famille », vit les « longues nuits d’ivresse » — pourtant « l’obscurité est un supplice ».
Le syndrome de l’imposteur
Sa finesse d’écoute de l’autre et de soi est à double tranchant, les signes non signifiants sont surinterprétés : « Je m’acharne à donner du sens », « Tu te retournes/guettant la clarté d’une enseigne/et toutes ces ombres aléatoires/qui pour toi devraient donner du sens », jusqu’au délire : « La journée il ourdit des complots contre lui-même (…)/la terreur de croiser le regard de trop (…)/celui qui en dit long. » Il tente de se fondre dans ce monde hypocrite qui l’épie, de feindre : « alors le voilà mime (…)/ne choisir qu’un uniforme celui qui redonnera toute transparence/luminosité sans reflet, ombre sans forme » — à vie transparente, écriture du silence, de la solitude et de la « petite voix intérieure ».
Mais il y a de quoi devenir fou dans l’incessant paraître et la crainte d’être percé à jour. Le manuscrit qui est écrit la nuit par un inquiétant double — ce clivage insurmontable du transfuge de classe — est le « testament d’un damné ». Jusqu’à la haine, dont il a la conscience aiguë du danger : « je baisse mon regard/devant mon propre visage/parti/à la dérive ». Rimbaud et « sa fuite en long silence/qui capte le réel » passe alors du statut de modèle littéraire à celui de modèle thérapeutique.
L’errance
Quitter la nuit et abandonner la facticité. Palerme, la Hongrie…, les chambres d’hôtel toutes identiques, les appartements « pastiches d’un chez moi », « lieu de transit », « loin de votre hystérie » sur un « îlot idéal d’où [il] contemple [ses] peurs » autrement dit les met à distance, les « poches vidées de leur bile ». Perce alors une solution à la souffrance et à la solitude : « la seule option/serait d’y retourner » [dans le lieu de l’enfance], mais alors « bringuebalé aux douanes du hasard », car il a « l’éternité à vivre sans illusions » avant de « peut-être rentrer chez [soi] ». Retrouver notamment le « territoire solaire » de son enfance solitaire dont l’ont privé ceux qui « conspirent à longueur de journée/sur comment s’y prendre sans bavure/pour tuer le soleil », ce temps des premiers vers.
Le lecteur comprend alors qu’il a entre les mains l’étai de la survie dans la fugue, le travail d’avant la possible réconciliation d’avec soi et les siens.
« Écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi. » (Annie Ernaux).
Pierre Gondran dit Remoux
Extrait, page 57 :
Pourquoi le jour n’a plus l’évidence telle la lumière qui, hier encore dardait à mon réveil se subtilisait au frère enfant double je jouais avec mon ombre sans jamais connaître l’ennui les fins de dimanche d’une autre vie pétrisseur de mon moi me confondant aux formes amies je poussais même à ma guise
Extrait, page 65 :
Vous qui me dévisagez comme le dernier des forcenés sachez que je ne suis pas d’ici chaque rue me coule dessus alors je me glisse dans la première maison venue déloge ses habitants m’imagine vivre à leur place j’apprivoise la normalité prends des notes les efface aussitôt frappe à d’autres portes me fait inviter dans les règles et après quelques verres la certitude de trop jusqu’au désespoir ma colère nichée en travers de la fenêtre un réveil difficile vidé de tout même de mon amertume incapable de me souvenir du jour et de reprendre la route
L’acuité du propos de l’ouvrage go de Frédérique Guétat-Liviani n’a cessé de grandir depuis sa parution en 2018 chez Julien Nègre Éditeur (illustrations de Yoshiko Tesaki). Il s’agit d’un poème-peau, la peau de la vache universelle (go signifie « vache » en sanskrit) dilacérée en vingt-neuf fragments, comme autant de courts poèmes indépendants. Le thème foncièrement original de l’ouvrage, la lactation, se déploie dans ses dimensions zootechnique, symbolique, anthropologique. De la dénonciation sensible et complexe de l’élevage intensif émergera la nécessité de la militance, du changement de comportement individuel et collectif — thème plus que jamais prégnant, notamment chez les jeunes adultes.
Rappelons : pour que la vache donne du lait à l’homme, il faut lui faire faire un veau (par insémination artificielle) et secondairement la séparer de ce veau (le mâle est voué à l’abattoir, la jeune génisse, nourrie artificiellement, sera gardée pour renouvellement du troupeau). De cette thématique de la lactation et du déchirement premier entre la mère et son veau Frédérique Guétat-Liviani tire plusieurs fils qui serpentent de poème en poème.
Le plus politique est le questionnement vis-à-vis de la cruauté et de l’ampleur de l’élevage intensif, mais aussi de l’aliénation des agriculteurs éleveurs. Sur ce thème alternent des poèmes documentalistes du fonctionnement d’un élevage (fragments 7, 8, 11, 12) et des poèmes d’une grande puissance évocatrice, tel le fragment 22 où la vache « meugle longuement (…) le nom inouï/nom du veau » — les hommes sourds « mettront à la bouche la viande prénommée », le manger de la viande bovine prenant alors une dimension de quasi-canibalisme : puisque la viande a un nom, elle est bien celle d’un être à l’égal des hommes porteurs de noms (revendication clé de l’antispécisme*). Le plus déroutant est le thème de la métamorphose de l’humain (mâle) : métamorphose en un homme-nourrice par la pousse de seins lactifères ensorcelés (miroir inverse d’un Tirésias d’Apollinaire, qui deviendrait Thérèse, gagnant « sa vie en pratiquant l’allaitement mercenaire », ce qui lui plaît, le masculin exploiteur contraint à l’allaitement pouvant alors saisir le déchirement du veau enlevé à la mère allaitante — mon interprétation) ou encore en un herbivore juste capable de reptation (fragment 16), comme une punition du mal fait aux bêtes (qui, dans le fragment 14, ruminent littéralement leur vengeance) ; à plusieurs reprises la ruralité sorcière est évoquée, sans nostalgie puisque les sacrifices animaux s’avéreront vains (« la question restera posée », fragment 24) et ne dresseront finalement que les prémices des rapports à l’animal fondés sur la destruction. Outre le viol (fragment 1 créant le rapport a-spéciste entre la génisse artificiellement inséminée et la jeune fille violée — qui manque s’acheter un tissu imitant la robe d’une vache), le thème le plus intime (à l’évocation particulièrement réussie) est le lien ambigu et pluriel de la jeune mère à son nourrisson à nourrir : les seins non tétés tendus et douloureux de la mère abandonnante (fragment 16, comme le pis distendu de la vache laitière avant la traite), au contraire des seins plats qui ne donnent pas de lait de la fille-mère qui fugue avec l’enfant qui mourra (fragment 27).
Car c’est bien de la fugue qu’au fond l’autrice nous parle : il faut sauter la barrière électrifiée du champ des bovins en souffrance (fragment 28 : « une secousse nous a fait crier »), symbole du carcan de la société maltraitante. Le dernier fragment est d’un optimisme probablement tout personnel, contant l’engagement associatif (la lutte contre la souffrance animale et, peut-être, le véganisme) : que les bêtes sauvées de l’abattoir « finissent leur vie dignement » serait-elle la condition de la dignité de l’homme ? la condition pour recoudre la peau de go la Mère-Vache universelle ?
Cette coïncidence des destins de la femme et de la vache est brutale et dérangeante : elle est à appréhender comme un motif fondamental du militantisme antispéciste.
Quant au formalisme, le lecteur pourra lancer sa propre interprétation : devant ces paragraphes comme troués par des blancs, on pourra certainement voir les taches de la robe des vaches laitières puisque chaque poème est fragment du poème-peau de la vache go ; j’y vois plutôt les gouttes du lait répandu au très beau fragment 3 (cf. l’extrait), du lait poisse qui s’épand de n’être pas ingurgité par le veau — le gâchis est donc ailleurs, plus fondamental —, tout au plus ce lait aura eu la fonction vraie d’antidote à l’ypérite de la Grande Guerre (« son visage blême est protégé contre le gaz ») — la Grande Boucherie.
Pierre Gondran dit Remoux
* À l’opposé du spécisme, qui serait une forme de discrimination concernant l’espèce, étant entendu que l’espèce humaine est au-dessus de toutes les autres, l’antispécisme affirme que l’espèce à laquelle appartient un animal, humain compris, ne constitue pas un critère pertinent pour juger des droits qu’on doit lui accorder.
J’ai lu toutes ses interviews (c’est faux, bien sûr) et il n’en parle jamais (c’est peut-être faux, bien sûr) : pourtant, dans Ni chagrin d’amour Ni combat de reptiles, ça perce les yeux, ça siffle aux oreilles, ça te picore l’épaule, ça te chie dessus d’évidence :
« je n’ai pas de crocs » « je n’ai pas de griffes » « ma crête est dans mon crâne » « dans mon corps (…) un surplus de peau là dans le dos comme des sacs pour les ailes »
Heptanes Fraxion aurait voulu être un oiseau, un de ces « corbeaux qui se fabriquent des outils ».
Cloué au sol, mazouté par la « pluie noire [qui] tombe du ciel », il se donne un nom d’hydrocarbure.
Certes il y a la gare ferroviaire : « mon endroit préféré dans cette petite ville de merde ». Partir (Millau, les Landes, le Gers, Lyon, Limoges…) :
« un monde approche et un autre s’éloigne ville triste la nuit en gare de chais-pas-où les toits les parkings les bancs les arbres un monde approche et un autre s’éloigne je bois une bière entre deux wagons »
Heptanes Fraxion aurait voulu être un oiseau migrateur.
Cependant :
« sans surprise/l’ennui qui m’a attiré jusqu’ici est strictement le même/qui m’en fait repartir »
Décidément « il n’y a pas de splendeur ».
Alors, oubliant ses ailes coupées (« ce truc qui trop souvent revient »), il observe son quartier, ses habitants, il partage avec nous ce qu’il partage avec eux : il fait des poèmes tristes, il fait des poèmes drôles, il fait des poèmes saignants, il fait des poèmes aimants sur ces femmes et ces hommes, paumées, salauds, salaces, salopes, amoureux (« des figurants » ?), parfois à refrain ciselé pour le spoken word. On pense alors à Kate Tempest. De Toulouse plutôt que Londres. Et sans tempête. Plutôt le calme d’avant — qui dure :
« les zones d’ombre viennent à ma rencontre qui me traversent » « calme chien/je suis calme chien »
Heptanes Fraxion est à la poésie, ce que l’illustratrice Tanxxx (que de X à eux deux !) est à la BD : l’underground que le mainstream tente d’apprivoiser — ce que je fais là, par exemple —, mais la crête est toujours dans leur crâne.
— Bonus zoologique (joie) : Pourquoi donc ces reptiles ? Les oiseaux sont les fils et filles à sang chaud des dinosaures jurassiques, leurs survivants hantant nos villes. Les combats de coqs dans la ruelle à guetteurs sont bien des combats de reptiles, leur crête sanguinolente et turgide dressée sur la tête.
Pierre Gondran dit Remoux
Jean-François Dejouannet, Archaeopteryx lithographica, 2014. Aquarelle et gouache (détail). Muséum national d’histoire naturelle.
Oser la note de lecture d’un ouvrage où est clamé : « Si vous raisonnez, vous tuez la chose ! », c’est en devenir l’assassin ébloui. Mila Tisserant, née en 2003, aime contrarier son lecteur : le thème de la fugue rimbaldienne est un attendu sous une si jeune plume ? Eh bien elle choisit de « contre-fuguer ». Elle s’enfuit à rebours, non pas vers un avenir platement inconnu mais dans le passé (prétendument) balisé des poètes illustres, des monstres sacrés. Car la poétesse sait qu’elle y trouvera les « essences charnelles que les siècles avaient conservées » — à la condition de ne pas craindre la nuit, la friche (« endiablée et rompue, j’allais à travers champs d’ordures »), le cimetière, les eaux méphitiques, les abîmes. Les cadavres. Les « criminels que la poésie habite ». À condition de « démonstrifier » ces monstres pour tenter d’en retrouver la chair ou — à défaut — les os, omniprésents. Cette décision fulgurante de la contre-fugue, elle la date précisément : « Une nuit d’avril, je compris pourquoi j’aimais tant courir à la perte d’un crépuscule, essouffler mes visions dans les coups et les creux de tant de virgules. » Oui, Mila Tisserant use de la virgule à haute intensité, cela — on croit comprendre — depuis ses tout premiers écrits. Elle réalise cette nuit d’avril que cette manière de scander sur la feuille ce qu’elle scandera bientôt sur scène (elle est comédienne), cette entorse faite au bon usage typographique quand elle sépare le sujet de son verbe (« la virgule, a son arrogance »), est le symptôme d’une maladie : la poésie. Les poètes ne sont-ils pas les « malades incurables aux portes des villes » ? Cette maladie est une guerre (« qui fait rage, dans le moindre recoin de ma chaire »), cette maladie est un monstre (qui « bourdonne dans mon crâne »), cette maladie va l’épuiser (« Désormais je vais m’assoiffer. Désormais je vais m’affamer. »). Mais la poétesse est aussi follement énergique, défiante, arrogante, moqueuse (« J’ai la raillerie facile, car vous êtes tous laids. »). À vingt ans, elle sait bien qu’« écrire est un incendie » et si elle se lance dans ce voyage « à travers ces lieux morts, abîmés, ces sanctuaires passés » c’est pour emplir sa « trachée, d’inspiration nouvelle ». À l’air pur de la montagne romantique ? Non : plutôt au bord de la falaise « l’ivre des abîmes » « où l’on crève humblement sans mercis ni soupçons ». Car ça dégringole dans cet ouvrage, et pas seulement le vieux Hugo de son piédestal : la langue hachée de virgules et coupée de points nous fait littéralement dévaler la falaise, dévaler le poème : on glisse continûment sur les facettes que sculpte sa virgule-lapidaire — Rimbaud, forcément convoqué, « sa phrase hachée, en tronçons, sans liens logiques visibles, pleine d’à-coups et de zigzags, reflet de sautes d’humeur constantes et d’émotions chaotiques » (Tonquédec, 1917), cité par Jacques Dürrenmatt qui moque au passage cette « lecture myope d’une manière neuve de penser le continu » — lapidaire comme on le dit du texte gravé des pierres tombales évoquées à plusieurs reprises. Afin de « faire courir l’encre du surréel », un lexique au gothique très baudelairien est donc déployé ; mais c’est bien Rimbaud, « gamin aux semelles de vent », dont la tombe est visitée et à qui reproche est fait d’avoir finalement caché ses accès de folie dans son lit : « Qu’as-tu fait crapule ? Tes relents de scrupules. La poésie française ne s’en trouve que plus amochée. » (lapidaire, je vous dis). Et toujours : « Il n’y a pas de génie dans Rimbaud, seulement une vieille maladie ». De fait. Avant-dernière ligne : « Cet ouvrage n’est qu’une maladie » — le cancer des os qui emporta Rimbaud et qu’il s’agit d’aller dévisager : « Que je hais le cachot qui verdoie en mes os ! » Là où l’on souhaite au vieux poète un prompt rétablissement, on souhaite à Mila Tisserant de ne surtout pas guérir. Après cette contre-fugue flamboyante, sûr que l’autrice sait qu’elle n’échappera pas à la nécessité de sa propre fugue.
Dans Shifumi, Laurent Albarracin nous invite à un éblouissant jeu poétique: des aphorismes qui se jouent de nous et des mots, des proverbes-miroirs à la césure médiane toute japonaise, de subtiles leçons de choses… Je tente ci-après de montrer la précision et la richesse des polysémies mobilisées dans certains poèmes — où elles atteignent des proportions ébouriffantes — et d’identifier un procédé d’« escamotage du contexte » qui laisse le signifiant nu et porteur de tous ses signifiés. Le poids du contexte sur la signification en linguistique est dénommé sémiose. Cet ouvrage n’est pas un traité de sémiotique ! Il est une joyeuse et volubile distraction autour de la sémiose — notamment au sens original du latin distractio « action de tirer en sens divers ». Si nous sommes à mille lieues du lyrisme, nous sommes tout autant éloignés du formalisme pur, au vrai nous sommes à leur barycentre, qui est une célébration : celle du langage.
Le jeu de la mourre et du hasard
Le shifumi est l’autre nom du jeu enfantin pierre-papier-ciseaux. Un jeu ancien inventé en Chine sous le nom de « jeu des signes des mains » et qui arrive en Occident depuis le Japon, assez tardivement, shifumi pouvant être une déformation du japonais hi-fu-mi, qui signifie « 1er 2e 3e » (Wikipedia). Laurent Albarracin s’intéresse dans plusieurs poèmes aux variations poétiques autour du trio pierre-papier-ciseaux [au demeurant variable en fonction du pays : parfois feuille, tissu ou enveloppe plutôt que papier, voire éléphant-être humain-fourmi en Indonésie, par exemple] mais surtout au dispositif du jeu qui est une constante — y compris dans le vieux jeu français de la mourre, encore pratiquée dans certaines régions, qui, quoique plus complexe que le shifumi (il s’agit de deviner le nombre de doigts que l’adversaire va présenter), est également une confrontation réflexe des mains, des doigts. Ainsi, ces divers jeux de mains sont associés à une brève comptine « 1 2 3 » chantonnée par les deux joueurs dans le but de synchroniser le jaillissement des mains sur l’arène du combat, entre eux deux.
Chaque poème de Shifumi repose sur ce dispositif :
1 2 3
1 2 3
Deux tercets séparés par un espace entre les deux, lieu de l’arbitrage. Ils jaillissent simultanément sur la page.
Or, de simultanéité du sens il est éminemment question dans Shifumi, précisément la simultanéité des signifiés pour un même signifiant : la polysémie.
Trouver Saussure à son pied : Lacan
Rappelons : la théorie du signe de Saussure fait de celui-ci « une entité psychique à deux faces », « combinaison du concept et de l’image acoustique (…) respectivement signifié et signifiant », liés de manière « arbitraire » mais « immuable ». Lacan, s’il conserve cette structure duale des signes du langage, en rejette l’immuabilité : cette liaison est diverse, instable ; il définit en outre une nette hiérarchie entre les deux termes et pose le signifiant comme fondement du langage, du symbolique. Pour le dire simplement : le signe de la prééminence du signifiant sur le signifié se révèle dans le fait que, pour déterminer le signifié d’un signifiant de nous inconnu, nous nous appuyons sur d’autres signifiants, ceux constituant la définition dans le dictionnaire consulté. Qu’est-ce qui fait l’identité de ce signifiant si ce n’est pas le signifié — réduit au rôle subalterne de monde à découper selon les signifiants, véritables agents du symbolisme du langage. Lacan introduit la notion de chaîne de signifiants : chaque signifiant est singularisé par la différence avec les autres (comme le mot cherché est différent de ceux formant la définition dans le dictionnaire). Mieux : le signifiant doit être posé comme différent de lui-même dans ses différentes occurrences, autrement dit dans le contexte où apparaît la chaîne des signifiants (époque, milieu, métier du locuteur, personnalité, état d’esprit, histoire familiale, etc.).
Par exemple, « Je m’occupe de l’ours » porte un sens bien différent selon que c’est l’imprimeur ou le taxidermiste qui prononce la phrase. Le signifiant « ours » est identifié différentiellement selon le lexique de ces deux professions : le contexte fige son signifié instable. Tel est l’objet de la sémiose.
Briser ses chaînes
Laurent Albarracin est un orfèvre des chaînes de signifiants. À chaque page jaillissent de ses deux mains/tercets des chaînes de signifiants qui se confrontent ou s’allient : « 1 2 3 » une pierre face à des ciseaux, « 1 2 3 » des ciseaux face à une feuille, « 1 2 3 » une feuille face à une autre feuille. Mieux que cela, il sait ouvrir les maillons de ces chaînes et épisser des bouts à sa manière : s’articule alors dans une chaîne un signifiant au signifié décalé qui, souvent, trouvera en miroir une correspondance dans le second tercet (ce qui, sauf erreur de ma part, forme des antanaclases). Le signifiant déplacé hors de sa chaîne, hors de sa sémiose, nu, est soudain porteur de tous ses signifiés et resplendit alors dans sa polysémie (cf. infra les exemples de poèmes interprétés).
Certes cela fonctionne d’autant mieux que le lecteur reconnaît les strates de signifiés qui ont sédimenté dans le signifiant… Car cette écriture est profonde, au sens propre, et exige du lecteur (particulièrement pour certains poèmes, de nombreux autres étant plus directement accessibles) une exploration spéléologique dans les galeries du sens — activité profitable et passionnante pour peu que l’on ait la modestie de la découverte : le dictionnaire lexical en ligne du cntrl est à ce titre une mine inépuisable, pour filer la métaphore géologique (site utilisé intensivement pour étayer les interprétations proposées).
Faire de la poésie à plusieurs
Ivar Ch’Vavar, dont Laurent Albarracin est un proche camarade en poésie, exprime à plusieurs reprises dans Échafaudages dans les bois qui vient de paraître, l’objectif de faire de la « poésie à plusieurs ». Il témoigne aussi du fait que leurs expériences se sont avérées difficiles sinon décevantes en pratique. Laurent Albarracin propose — c’est ainsi que je l’interprète — une solution élégante à cette impasse : devenir soi-même plusieurs, défi poétique qui implique une culture des champs lexicaux sans borne. Le poète mène dans le langage plusieurs vies simultanées : il est tout à la fois botaniste, mécanicien, modiste, marin, boucher, mathématicien, agriculteur, plombier zingueur (choses communes), mais aussi organiste, rhabilleur de meule, barilleur, gemmeur, dominotier… (activités plus rares) en tant que ces métiers sont définis par leur lexique, autrement dit plus précisément, par leurs chaînes de signifiants propres.
Dans le vocabulaire des métiers du livre, l’amphibie (un substantif) est « l’ouvrier typographe qui assume deux emplois différents comme ceux d’imprimeur et de correcteur » (cnrtl). Cumulant les métiers pour enrichir les signifiants, Laurent Albaracin est le poète-amphibie.
En corollaire, Shifumi serait donc un livre à lire à plusieurs pour tenter d’en épuiser la polysémie — le défi d’Ivar Ch’Vavar trouve peut-être ici une résolution : la « poésie à plusieurs » c’est le poète et ses lecteurs.
Conclusion : sur le chemin des douaniers
Toujours selon Lacan, l’écrit (la lettre en sa typographie) est comme le littoral qui serpente entre le monde du signifiant et du savoir d’une part (le langage-continent) et le monde de la jouissance d’autre part (le plaisir-océan). Laurent Albarracin nous accompagne sur le chemin des douaniers et nous montre des coquillages remarquables. Les collectionner, plaisir sans pareil, n’est pas réservé au conchylicole averti : cet ouvrage, aussi complexe qu’il s’avère, demeure une lecture ludique et accessible, simple comme le shifumi.
Quelques propositions d’interprétation
Poème capitulaire
Le poème d’ouverture (« enluminé » par moi, nous verrons pourquoi) est le suivant :
« 1 2 3 » – L’aphoriste a lancé le tercet du bas en jouant sur « cache »/« montre » et détourne le proverbe bien connu. La frondaison est ici l’arbre métaphorique du proverbe inversé, formulation qui dessine une élégante synecdoque.
« 1 2 3 » – Le tercet du haut porte le mot « capitule », qui me semble être le plus important du poème car il est polysémique : les champs lexicaux professionnels en déclinent plusieurs sens. Le docteur en droit par son édit capitulaire stipule la capitulation du roi de la forêt, l’arbre détrôné. C’est aussi le botaniste qui est convoqué, offrant le mot « capitule », qui laisse imaginer la frondaison comme une inflorescence de composée. Le fait que ce poème soit le premier du recueil est significatif : l’imprimeur estimera que le poème est capitulaire (qui introduit le chapitre — ce qui mettrait un peu d’ordre dans les « milliers de feuilles » du manuscrit) ; le médiéviste comprendra qu’une lettre capitulaire est évoquée, lettrine du premier mot du chapitre. Il se trouve que celles-ci sont fréquemment enluminées de rameaux enchevêtrés, un « délire de branches »… tout premier vers de l’ouvrage — et frondaison qui métaphorise la forêt de signifiants dans laquelle nous allons nous enfoncer ; elle est bien « l’arbre qui montre la forêt ».
Par ailleurs, l’auteur annonce clairement la chose, c’est bien les « mille feuilles » d’un mille-feuille que nous allons déguster.
Une histoire de feuille
Dans le poème ci-dessous, même si la feuille a remplacé le papier, le jeu des mots est fondé sur le jeu du shifumi même : pierre-feuille-ciseaux.
Pour fendre la pierre et lui enlever la peau plonge-la dans la feuille de l’eau
la feuille défoliante de l’eau les ciseaux n’y verront que du feu
Dans la version classique, le papier gagne sur la pierre en l’enveloppant. Ici, la feuille va fendre la pierre. Pour fendre une pierre, on peut la chauffer (dans le feu) et la plonger prestement dans l’eau glacée (disons une bonne feuille, mesure de volume de l’Ancien régime). Cette même opération est une pratique de cuisine pour éplucher facilement les tomates : leur « enlever la peau », les exfolier, les défolier. Les ciseaux, pourtant spécialistes de la découpe, ne voient que du feu à cette astuce de grand-mère. L’eau qui découpe par sa feuille, le fait comme le boucher découpe le morceau de viande de son hachoir, dénommé une « feuille ». Le tranchant des mots, dans ce poème !
Un poème pour typographe mélomane
Les chants d’oiseaux sont d’autres oiseaux que les oiseaux
ils s’en échappent comme guirlandes comme les oiseaux colorés des sons Ce sont les singes de l’air
L’oiseau dans l’héraldique est ce dont on ne peut donner l’espèce : « d’autres oiseaux/que les oiseaux » pourrait signifier que le chant est d’une autre espèce, d’une autre nature que les oiseaux — la répétition paradoxale devient sensée. Ceux-ci émettent logiquement des guirlandes, ces pièces musicales antiques, tandis que les oiseaux colorés (comme guirlande de Noël) des sons sont peut-être une allusion synesthésique faite au Vogelgesang, un des nombreux sons naturalistes de l’orgue. Ces acrobaties musicales sont dignes des singes du dernier vers se balançant dans les guirlandes ; surtout, ces animaux impriment dans l’air-partition les notes de ce chant d’oiseau : en effet, le singe est le surnom de l’ouvrier typographe — celui qui n’est pas l’ours.
Mais aussi
Des pensées…
Est-ce que le feu ne brûle pas comme s’il trouvait
sans cesse en lui sa fraîcheur
Pierre posée à un coude du hasard exactement un coude du hasard
au plus tendre du coude du hasard
Une botanique facétieuse …
Le coquelicot se froisse de ce qu’on le froisse avec les yeux
Il prend légèrement ombrage d’être fragile et rouge