
Marielle Anselmo, Vers la mer, éditions Unicité, 2022, 108 p., 13 €.
L’histoire contée dans Vers la mer est simple et triste : par un voyage au Japon, d’île en île, de ville en ville, la narratrice cherche à fuir la douleur éperdue d’une séparation. Bien entendu le chagrin l’accompagne et s’exprime à plusieurs reprises en de mélancoliques retours sur ce qui fut un bonheur solaire. Aussi : une histoire sans lendemain avec un homme (H.K.) doublement étranger pour elle : homme — « le premier homme » — et Japonais. Aussi : l’impossibilité de l’oubli alliée à une grande solitude.
je vais
là où la langue
étoiles
se fait rare
derrière moi
les pays où sont mes morts
où je ne suis plus
Est-ce tout ? Oui. Et Vers la mer nous bouleverse par ce peu. Car ce peu est aussi celui d’une langue épurée, ébranchée, exsangue, faite autant du non-écrit que de l’écrit. Langue discrète au sens mathématique (c’est-à-dire discontinue) : ponctuée sur la page, où la tension émotionnelle existe dans les intervalles, le Ma japonais, comme nous allons le voir ci-après.
Le voyage au Japon — on le sait depuis Roland Barthes — est un voyage dans une langue étrange autant qu’étrangère où le signifiant est doublement roi, par la multiplicité des signes offerts à l’œil, par l’abandon obligé du signifié : « La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel, qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tout sens plein. » (In : L’empire des signes).
Ce « léger vertige » est celui d’un sémiologue comblé, pas celui d’une femme déchirée qui, elle, vit cet abandon du signifié en se trouvant « aveugle et sourde dans la langue », contrainte à l’abandon : « inconnue/dans la langue/où je n’ai pas de mots » « maintenant je suis/comme quelqu’un qui dort/et qui cherche sa langue ». Ainsi : « je vais sans vie/j’écris sans écriture ».

Écrire sans écriture : ici est le blanc, le vide. L’interstice. Là où Barthes l’analyse en Occidental tout en empruntant la notion pour ses objectifs propres, il est vécu profondément par Marielle Anselmo. Car ce dénuement, ce peu, devient l’esprit même du poème et expression de l’épuisement par le chagrin. Des vers écourtés à l’extrême, quelques-uns par page, en groupes de quatre, trois, ou même un vers, séparés par de grands espaces blancs. Par ces blancs, elle concrétise le concept japonais du Ma : cet intervalle qui construit la tension entre deux pôles, deux pièces, deux subjectivités, deux branches de bouquet d’ikebana. Ce blanc de la page n’est pas du vide de l’écriture, il en est le lien, la force, le blanc épargné qui trace la chute d’eau dans l’estampe.

Sans en reprendre les contraintes métriques (abandonnées, d’ailleurs, par les poètes japonais contemporains !), elle applique l’esprit haïku car elle se trouve réduite au rôle d’observatrice de l’instant, de la nature, des hommes au travail — instant par essence hors le langage.
Ainsi :
dehors
le bruit de l’eau
quelques menus poissons
qui sautent
Ailleurs :
le crépuscule
les barques
des hommes
au teint hâlé
un qui chantonne doucement
Marielle Anselmo élague son écriture (nulle métaphore ou symbolisme) jusqu’à trouver la forme juste, cette fin du langage — notion qui nous est si étrangère — cernée par Barthes : « Lorsqu’on nous dit que ce fut le bruit de la grenouille qui éveilla Bashô à la vérité du Zen, on peut entendre (bien que ce soit là une manière encore trop occidentale de parler) que Bashô découvrit dans ce bruit, non certes le motif d’une “illumination”, d’une hyperesthésie symbolique, mais plutôt une fin du langage : il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku. »
Le paradoxe — et la grande réussite — de l’ouvrage est donc ici : l’étrangère qui va « seule/très silencieuse » approche et fusionne avec cet esprit japonais où économie, tension entre vide et plein, contrainte façonnent la poésie.
La clé de cette fusion avec l’esprit Zen est peut-être à trouver dans ce poème :
avec toi disparaissent
de grandes contrées
des pans entiers de ma vie
tu me demandes
de faire
le deuil de toi
de ton vivant
la douleur
en moi
entière
pliée en quatre
morceaux
ma langue s’est tue
Il révèle que c’est le chagrin premier, la douleur entière qui prive la poétesse de sa langue. Arrivée au Japon sans langue, elle s’ouvre grand à l’autre et s’emplit d’une langue nouvelle (« mes oreilles s’y baignent ») : une langue étrangère en sa propre langue. La définition même du style selon Deleuze.
Autre paradoxe : l’incommunicabilité, la solitude dans la langue, qui exerce l’observation passive, sont accueillies par un Japon bienveillant qui apaise de loin en loin la douleur. Et le poème.
maintenant je vais
comme tout le monde
je dors
dans le métro
dans le désordre de la vie
presque une
sur l’épaule de son voisin
avec ce peuple d’amis
tout m’est parfaitement familier
et parfaitement étranger
soudain
comme un cri de jouissance
non les rails
Ou encore :
nishidori
beau nom des rue
sous une pluie tropicale
à bicyclette
comme toute l’Asie
prévenant
un homme
me tend un parapluie
l’émotion du japon
dedans dehors
de jour comme de nuit
Pierre Gondran dit Remoux