Nager éternellement dans la mer

Lea Nagy, Le chaos en spectacle, traduit du hongrois par Yann Caspar, les Éditions du Cygne, 2022.

Lea Nagy, née en 2000, est l’étoile montante de la poésie hongroise, avec déjà trois recueils publiés, salués par des prix, bourse ou résidence d’écrivain, traduits en plusieurs langues. Le chaos en spectacle est son premier ouvrage à paraître en français.

Le lecteur pourra de prime abord être désarçonné par l’austérité de l’écriture, l’autrice ne laissant sourdre le lyrisme — attendu chez une si jeune poète, reconnaissons-le — qu’avec parcimonie. Le hongrois étant plutôt connu pour sa volubilité et ses inventions de longs mots polymorphes, cette langue « précise, lapidaire, chirurgicale » telle que la définit Patrice Kanozsai dans sa préface, compose un style très personnel : « une langue étrangère à sa langue maternelle » selon la définition du style de Deleuze. Cette expression de l’abstraction, si mature, impressionne et il faut plusieurs lectures pour que les motifs intimes, les thèmes chers à Lea Nagy se révèlent, notamment une vision de l’espace et du temps profonde et originale en ce qu’elle imprime la trame même de ses poèmes (« Le monde est infini, son espace et son temps »), non seulement dans sa modalité transcendantale — l’autrice aborde à plusieurs reprises ses rapports au divin — mais aussi immanente.

De poème en poème, l’espace enfle considérablement (on vole « au-dessus des sphères » — les planètes) ou au contraire s’étrécit jusqu’à l’infiniment petit (« la mer/se débat sans faire de bruit. Des pieds effleurent ses molécules »). Ainsi, dans un seul et même poème (Sans corps), l’incommensurable est dévalé en quelques lignes.

Je voyagerais bien.
Je retourne le monde.

Je le tourne.
Il est dense.
Des taches de couleur a priori minimes.

Invisible d’en haut.
 À peine visible d’en bas.

L’espace tâtonne au centre.
Il dessine l’espace-temps.

Des matériaux.
Des molécules.
Des cellules.

Une cellule.

L’espace « dessine l’espace-temps », autrement dit l’espace fait temps, heureuse transposition poétique de la théorie générale de la relativité : « le réel [est] éternel » « les petits grains de sable qui tournent dans la main [sont] les souvenirs », le sol même est « temporel, mouvant », « on tue le temps dans une cavité douce », espace réceptacle des saisons et des durées.

De la même manière, la valeur du temps est relative : « dans le passé et le présent à la fois » ; ce temps ralentit parfois si intensément que les amants se transforment en arbres aux branches s’entrelaçant (arbre à l’échelle des temps si différente de celle des hommes) : « On se transforme en saule depuis des heures déjà/ou depuis des années, on n’a pas fait attention. » En corollaire, tandis que l’espace se fait temporel, le temps est spatialisé : la journée qui passe est « respirée » (comme si la durée était de l’air concret), on veut la « posséder » (comme une chose).

Ce vécu particulier de l’espace-temps crée un hiatus avec autrui, celui qui vit dans l’espace-temps traditionnel, celui « qui tâtonne au centre ». Avec l’autre, on ne peut que rarement communiquer : « il ne veut pas que je l’entende/il ne veut pas que je comprenne », jusqu’à, hélas, empêcher la rencontre physique (dans le poème d’ouverture) : allongée sur le lit, « l’une des moitiés du lit est vide » ; quand l’amant attendu arrive enfin et se couche « l’une des moitiés du lit reste vide » : les espaces-temps de l’un et de l’autre ne sont pas synchrones, ils sont parallèles. Ailleurs :

Une petite fille chantonne toute seule.
La mer a délavé sa robe blanche.

Sa mère la cherche depuis des jours.
Dans deux mondes différents.
Séparés de quelques mètres.

Toutefois, il est des médiums qui permettent la communication des êtres : les oiseaux qui, toujours, volent au-dessus des hommes et du monde, aigle, faucon, vautour, « oiseau-marionnette zigzaguant » (un faucon crécerelle et son vol stationnaire dit du Saint-Esprit ?)…, rapaces capables de leur bec crochu de percer ces enveloppes d’incommunication.

L’oiseau marionnette qui zigzaguait fonce sur nous.
Il pointe son bec vers le soleil.
Alors qu’il ouvre sa crécelle,
L’eau du ruisseau apportée pour ses oisillons nous dégouline dessus.
Je regarde le sourire de ta branche ridée.
C’est important. Tout comme le temps.

Comme cela, comme ici :
C’est ça le rêve.
Dans cette cavité douce
où le réel n’a pas de signe.

L’oiseau-marionnette se lisse les plumes.

Plus fondamentalement — dans ce recueil d’une jeune femme où les corps de personnages d’hommes et de femmes âgés transitent nombreux —, le corps même n’est perçu que comme l’accumulation du temps : nous sommes le produit de nos souvenirs et emplissons « jusqu’aux recoins les plus secrets/de l’hippocampe » — support anatomique de la mémoire. On porte même en soi la mémoire de l’autre, notamment celle de la mère nous ayant tout juste mis au monde :

Dans ma tête, mes souvenirs,
dans ces lignes.

À jamais.

Comme cette relique,
qu’à l’hôpital,
sanglante et heureuse,
ma mère,
ma chère mère,
portait sur sa peau.

À jamais.

Le nourrisson-relique : ce concret entrant à jamais dans le temps.

De ce recueil l’âme s’avère être la mer :

– mer-espace : les vagues, l’estran, le sable, les coquillages ;

– mer-temps : le rythme des marées et, surtout, les souvenirs de famille les plus précieux de Lea Nagy, sur une île de la côte dalmate.

Sans doute est-ce sur les falaises et les plages de cette île que s’est forgée cette conscience de l’espace-temps, soutenue par la communion avec l’élément aquatique, affaire de souvenirs, de corps, de sensations, de silence — l’instant étendu de la présence au monde.

Pas de bruit humain.
Pas de bateau sur l’eau.

Soupir.
Solitude.
Fuite.

Une vague s’écrase sur un rocher.
La nuit, une cigale est assise sur mon genou.

La pleine lune éclaire la mer.

Sur une petite île. Seule.
Le silence est roi. Le silence est moi.

Pas de bruit humain.
Pas de bateau sur l’eau.

L’émotion est contenue mais forte, le poème (presque) lyrique… : devenu perchoir de la cigale, la poétesse est un arbre conscient.

Lea Nagy parle longuement de cette île dans une interview, où l’on apprend que son premier mot fut prononcé alors qu’on la tenait au-dessus des flots : la mer est le lieu du langage, elle y puise son inspiration de poète surdouée — mais aussi sa solitude d’artiste :

Quelqu’un écrit que je ne dois pas voler trop près du soleil.
Je nage vers le fond de la mer — voilà ma réponse.

Pierre Gondran dit Remoux


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