Textes théoriques

L’image poétique, tache aveugle du langage

Man Ray. Explosante-fixe (1934). La danseuse Prou del Pilar.

Ce texte au titre paradoxal m’a été inspiré par la lecture de l’ouvrage Travail du poème (éditions des Vanneaux, 2011), où le poète Ivar Ch’Vavar aborde certains aspects théoriques de son écriture poétique, notamment en définissant les lieux et objets qui y sont à l’œuvre. Il est ainsi question de « l’espace poétique », de « l’espace du poème » et des propriétés et conditions d’émergence de l’image poétique.

Espace poétique et espace du poème : imaginaire et symbolique

Ivar Ch’Vavar définit et distingue ces deux espaces dans le premier texte de l’ouvrage (« Quelques considérations et propositions sur l’espace poétique ») :

« Qu’est-ce que “l’espace poétique”… Si l’expression correspond bien à quelque chose, il me semble qu’elle doit désigner alors l’espace du regard mental, intérieur ; elle porterait sur la “visualisation”, donc l’imagination (mise en image mentale). Il ne s’agit pas de l’espace du poème, qui serait, lui, le paysage ou la scène du poème fait. »

Caractérisons ce distinguo entre espace poétique et espace du poème selon les termes de la triade « Imaginaire-Symbolique-Réel » de Jacques Lacan, dont il va être question dans la suite :

  • l’espace poétique tel que défini par Ivar Ch’Vavar correspondrait au lieu de l’Imaginaire lacanien ;
  • l’escape du poème correspondrait au lieu du Symbolique, c’est-à-dire le monde du langage, où le poème se fait.

Cette typologie est en cohérence avec la définition que pose Lacan de la poésie qu’il étiquette comme étant de l’« imaginairement symbolique », c’est-à-dire le symbolique [travaillé dans l’espace du poème de Ch’Vavar] en tant qu’il est inclus dans/issu de l’imaginaire [le monde mental focalisant un espace poétique].

Le poète précise au sujet du monde mental :

« L’espace poétique n’est pas le monde intérieur d’un poète. C’est plutôt le lieu (et le moment) où ce monde se resserre et se dispose en vue du poème sans se carrer (se cadrer) encore en lui, ni être embarqué déjà par le chant. C’est en quelque sorte la zone frontière, le no man’s land, théâtre d’ombres où on est toujours dans le mental, mais où les doigts commencent à s’agiter et à chercher les briques du poèmes, et où la gorge commence à grommeler pour attraper le première note du chant. »

Le semblant poétique : fondement du discours poétique

Deux notions moins connues sont celles du semblant et de la signification selon Lacan, qu’il faut définir ici car elles sont importantes pour l’articulation des concepts par la suite. Elles découlent de la phrase : « L’imaginairement symbolique ça s’appelle la Vérité. » Non pas la vérité absolue bien entendu ni le réel ni même le signifié, mais la dimension de vérité qui est portée par le « semblant ». Le semblant est tout simplement ce par quoi quelque chose paraît, ce qui le rapproche du discours (1971) — étant donc entendu sans aucune tonalité négative (ce n’est pas le faux-semblant) — ; il est un point noué entre symbolique et imaginaire. Je le comprendrai donc dans ce qui suit comme un complexe, un équipage, constitué :

  • d’un signifiant : du registre du symbolique ;
  • arrimé à la part de sens née de l’intention, consciente ou inconsciente, dans l’imaginaire de l’auteur : la signification (parfois occultée, refoulée), porteuse de la dimension de Vérité.

Tant la vérité que la poésie étant du registre de « l’imaginairement symbolique », on déduit par équivalence que la poésie est du même ordre que la Vérité et que la poésie porte des effets de sens ou, plus précisément, des effets de signification, dimension de Vérité des semblants poétiques. Nous y reviendrons.

Et le réel ?

Du réel et de « l’effet de réel », enjeu majeur de l’écriture poétique, il est bien entendu question dans Travail du poème et il me semble que cela a tout à voir avec le Réel lacanien. Dans un premier temps, Ivar Ch’Vavar souligne l’importance du « centre du poème » :

« Le véritable point de fuite dans mes poèmes est là où il doit être : au centre même. Mais je ne sais pas où c’est. (…) Le centre de mon poème serait ce point aveugle, pour moi encore irrepérable, où, dans le creux du vers, l’énergie créatrice concentrée “passe de l’autre côté”, comme dans un trou noir. »

« Il n’y a pas de poème si tous les éléments du poème, ou presque, ne convergent pas vers ce point aveugle que je dis, trou noir, entre présent/absent, ce creux dans le poème cadré, fortement cadré, et très riche de matière, très concret, qui et là. »

[Le cadre du poème est fondamental pour Ivar : il est le lieu premier fixé par l’imagination, où elle pourra se déverser et dans les limites duquel elle se déploiera intensément].

Ensuite, il identifie le centre du poème comme le point d’accès au réel :

« Parce que par ce trou, on trouve le réel. Le poème ne vaut que s’il ouvre cet accès. »

Pour Lacan, le réel se distingue de la réalité. La réalité appartient au registre du symbolique, c’est-à-dire du langage. Le réel est ce qui résiste au symbolique. Lacan écrit : « Le réel c’est l’impossible tout simplement » (1964), « Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation » (1974). Un impossible à symboliser : le réel est consécutif des manques du langage à le dire. Plus précisément et plus dynamiquement, il est ce que le sujet expulse de sa réalité lors de l’intervention du symbolique. Il est composé de ce qui est forclos (rejeté) du symbolique (la réalité ordonnée par le langage). Ce réel « ne cesse pas d’exister et ne cesse pas de ne pas se dire ». Il est une consistance qui se manifeste dans les trous du langage dans le registre du symboliquement réel.

Ainsi, le centre du poème de Ch’Vavar pourrait être un de ces lieux de manifestation du réel, qu’il définit très précisément comme le point aveugle présent/absent où tous les éléments du poème convergent : par cette convergence (de ce que j’appellerai plus bas la convergence des « fibres du poème »), le langage poétique devient à la fois l’agent de la révélation d’un manque, d’un trou dans le plan de l’espace poétique, et l’agent de la création de Vérité.

La « signification » telle que définie plus haut — cet effet de sens, cette dimension de vérité, qui relève de l’intention (consciente ou inconsciente) issue de l’imaginaire — converge avec son signifiant sous la forme des semblants poétiques (ces « créatures ») vers ce centre du poème. À ce niveau, si c’est bien d’une ouverture vers le réel qu’il s’agit comme Ivar Ch’Vavar en fait l’hypothèse, seule la signification persiste puisque le réel échappe tout à fait aux signifiants, au symbolique. Le semblant du discours poétique « signifiant + signification » se scinde. Le signifiant disparaît, tombe littéralement dans le trou du réel ! Une métaphore pour figurer cela : lors de l’orage, le nuage s’ouvre et une part de lui s’abat en pluie sur le champ, qui disparaît dans le sillon même qu’elle creuse — on s’intéressera plus bas à l’éclair qui préside à cette trombe qui fuit dans le réel… La signification (l’intention imaginaire du poète) est donc ce qui s’obstine, ce qui « bouche le trou » (présence) tout en en révélant la déchirure (absence).

La « signification » lacanienne semble bien être cet agent de la poétique qui récapitule sa célèbre phrase : « La poésie est effet de sens mais aussi bien effet de trou. » (1977). Un sens qui révèle ce qui échappe au sens (le Réel). La signification est l’agentivité de l’imaginaire de l’auteur : elle amène les signifiants au bord du trou dans le langage qu’elle creuse pour que les signifiants s’y perdent. Porteuse depuis l’imaginaire de l’auteur de son intention, elle apporte « l’effet de sens » dans l’espace du poème et, à travers elle, par « l’effet de trou », se manifeste le réel.

Telle pourrait être une description du travail de l’écriture poétique : l’autonomisation de la signification, sa libération du signifiant avec lequel elle constituait le semblant poétique du discours poétique, en un signe nécessairement amputé pour que puisse avoir lieu le transit du réel à travers le centre du poème, sa tache aveugle.

Nous verrons plus loin comment pourrait s’articuler l’autonomisation de la signification avec l’image poétique et la métaphore, mais citons dès à présent une métaphore célèbre de Rimbaud (Ma Bohême) :
« Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes
 »
Le signifiant « des rimes » disparaît par l’effet de trou au moment où la signification occultée « des petits cailloux » résout la métaphore. « L’effet de réel » qui jaillit est affaire de commentateur, de lecteur. On y voit classiquement l’idée que poétiser est une errance, une bohème, une fugue, un abandon par/de la famille. Yves Bonnefoy garde l’idée que les petits cailloux qui balisent le chemin comme les rimes balisent le poème permettent le retour du poète comme le retour du Petit-Poucet : le retour à la maison de Douai après la deuxième fugue.

Qu’est-ce que la tache aveugle de l’œil ?

Rappelons ici que le point aveugle, ou tache aveugle, est un phénomène normal de la physiologie de la vue. Sur le « fond d’œil », qui est une image de la rétine (figure 1, à gauche), on observe :

  • au centre, la macula, lieu où la densité en photorécepteurs est la plus élevée donc où l’acuité visuelle est la meilleure ;
  • en nasal (sur le versant du côté du nez de la rétine), le disque optique, qui est le point ou le nerf optique se forme et sort du globe oculaire. Le nerf optique résulte de la réunion de toutes les fibres nerveuses qui tapissent la rétine. Par ces fibres transitent les signaux visuels à destination du cerveau. C’est également par le disque optique que les artères nourricières de la rétine entrent dans le globe oculaire.

Sur la coupe transversale au niveau du nerf optique (figure 1, à droite), on observe qu’il s’agit d’une zone sans photorécepteurs : tout l’espace est dévolu à la réunion de l’ensemble des fibres. Ainsi, au fond de l’œil existe une zone arrondie qui ne « voit pas ». C’est la tache aveugle anatomique, lieu qui ne crée pas d’information visuelle parce qu’il est le point de passage de l’information visuelle. Pas de vision sans tache aveugle !

Pourquoi ne nous apparaît-elle pas comme telle dans notre champ visuel ? Deux situations sont à distinguer : quand nous regardons avec nos deux yeux, chaque œil compense la tache aveugle de l’autre, le cerveau faisant le travail de fusion des images. En monoculaire, c’est le cerveau qui « remplit » la tache aveugle à partir d’informations visuelles au voisinage. Preuve s’il en est besoin que c’est bien le cerveau qui « voit » et que l’œil n’est que son capteur.

La tache aveugle anatomique comme modèle du centre du poème

Il est tentant de modéliser la tache aveugle définie par Ivar Ch’Vavar comme centre du poème par la tache aveugle anatomique — ce qui impliquera, comme on le devine, d’inverser la direction des flux d’informations (figures 2 et 3) :

  • de l’image de la réalité vers le cortex visuel pour la vision (voie antérograde) ;
  • du monde mental vers la réalité du poème pour l’écriture poétique (voie rétrograde).

Vision

En schématisant à l’extrême, on peut résumer comme suit la vision (figure 2) : la réalité donnée à voir est projetée sur la rétine (à l’envers, car inversée au passage du cristallin, comme l’image est inversée au passage de l’objectif d’un appareil photo) et stimule la couche des photorécepteurs, ce qui génère des signaux visuels qui, via les fibres nerveuses rétiniennes, convergent dans le nerf optique et rejoindront (après un circuit complexe quelques relais neuronaux) le cortex visuel (situé dans la partie postérieure du cerveau : on a littéralement les yeux dans le dos…). Les informations visuelles y sont interprétées en une représentation mentale de l’objet perçu.

Ch’Vavar signifiant le « crabe » en picard berckois, j’ai bien entendu choisi l’image d’un crabe dans les schémas.

Travail du poème

Pour cette modélisation, posons les analogies suivantes (figure 3).

Le cortex étant considéré comme le lieu du monde mental, de l’imaginaire, s’y condense un espace poétique porteur des images mentales recrutées pour ce poème. Elles sont projetées (forces centrifuges) dans l’espace du poème où le travail du poème est mené : c’est le lieu du symbolique (le langage) ou plus précisément de l’imaginairement symbolique, l’activité poétique. Le poème offert à lire au poète (qui cherchera à améliorer le résultat) et à terme au lecteur est la projection finale en une réalité (sur le papier ou l’écran…) du résultat de ce travail.

Comme on l’a vu, la réalité — où tout est signifiant — et le réel — ce qui n’est pas symbolisable par des signifiants — sont deux registres radicalement distincts et, pour que le réel se manifeste dans le poème, il faut percer un trou dans la réalité, dans le poème, dans le langage. Lors du travail poétique, les « fibres du poème » porteuses des signes saussuriens ou des chaînes de signifiants lacaniennes et des semblants poétiques (c’est-à-dire des signifiants porteurs d’une signification intentionnée dans l’imaginaire), convergent vers ce qui sera le centre du poème selon Ivar Ch’Vavar, sa tache aveugle, où elles sont happées, c’est « l’effet de trou » (forces centripètes). La signification dénudée de ses signifiants s’y révèle : c’est « l’effet de sens » ou plutôt « l’effet de signification », et dévoile tout en l’occupant le trou dans le langage, lieu où le réel pourra jaillir dans le poème donné à lire au lecteur.

C’est Ivar Ch’Vavar qui différencie les deux mouvements centrifuge/centripète :

« Dans cette idée d’espace [du poème], il y a celle de centre, parce qu’on a un jeu des forces centripètes et centrifuges, et dans un véritable poème, les premières finissent par l’emporter. »

« On retrouve cette dialectique dans la musique (…) mais le centrifuge l’emporte alors nécessairement, parce que l’oreille ne peut tout reprendre en un coup comme l’œil devant un tableau : il n’existe pas de coup d’oreille, je crois… »

Nous allons voir par la suite en quoi ce modèle, par sa topologie, peut nous aider à éclairer certains points.

Les échelonnements

Comment écrire de manière « centripète » ? Que les « fibres du poème » s’écoulent vers (créent) le centre du poème ? Sans doute chaque poète a-t-il sa manière propre de creuser de tels sillons ou de telles gouttières. Ivar cite un des procédés qu’il emploie : l’échelonnement. Il oppose la « perspective », au point de fuite bien défini, et les « échelonnements » au point de fuite indiscernable : ce point de fuite des échelonnements agencés successivement est centre du poème.

« Marcelle » (Ivar Ch’Vavar, Titre, Éditions des Vanneaux, 2012)

La première page du poème « Marcelle » (qui en compte cinq) porte de ces effets d’échelonnement, de point de vue, de changement d’échelle, de décrochement. On change de lieu (de Berck-Ville à Berck-Plage), on est « dehors mais comme/dedans », fixant une nappe puis la mer, serrés comme harengs en caque puis marchant sur la plage. Le miroir de poche de Marcelle réunit profondeur du paysage et intimité émotionnelle, lieu double des forces centripètes et des forces centrifuges en jeu dans le poème — le centre du poème possiblement. L’image que son œil cherche dans son miroir n’est pas son œil, ce que cherche Marcelle c’est « le site » : la plage et la mer. Il faut trouver l’angle qui permette de voir la mer indirectement. Ce passage très visuel peut être envisagé comme une métaphore du travail de l’écriture : « trouver l’angle ». Mais, résonnant avec ce que l’on vient de tenter de montrer, je dirais surtout qu’il s’agit de déployer les deux plans Imaginaire et Réel. Marcelle se coupe du réel et ne souhaite en saisir qu’une image spéculaire, imaginaire : elle a « besoin de ce recul biaisé », à la perspective oblique. Exceptionnellement Ivar nous donne donc à voir une image mentale de la plage berckoise dans le reflet que Marcelle envisage en se dévisageant « je tournerai un peu la glace, pour avoir, à la place/(de mon visage), la longue plage ». Ce « (visage) » entre parenthèses qui disparaît de l’Imaginaire de la plage est forclos. Dans un miroir qui aurait été bien orienté, on aurait évidemment vu le visage d’Ivar et non de Marcelle, un de ses très nombreux hétéronymes qui vivent en Poésie. Ainsi, Marcel « fait semblant » de se regarder. Faire semblant : fabriquer des semblants poétiques et en nourrir le poème où ils se déploient. Un des semblants de ce poème est peut-être ce prétendu grain de sable dans l’œil : on soupçonne qu’il fait pleurer pour de vrai, alors que la mer à Berck a tellement changé qu’il vaut mieux la regarder dans le miroir des souvenirs (tel serait le surplus de sens). Et la tache aveugle ? Elle a beau essayer de se cacher avec un chapeau sur son « a », elle trône dès l’ouverture de la deuxième ligne, toute seule devant son tiret d’incise ! Car Marcelle, elle tâche/tache de ne pas donner à voir son émotion à revenir sur la plage de Berck, ce monde où elle se trouve désormais « comme/mal accommodée » — l’accommodation : la mise au point sur le monde qu’effectue notre œil grâce au cristallin : Marcelle elle accommode l’image du monde dans le miroir, au près, pas le monde réel au loin.
J’aime aussi un magnifique « effet de réel » dans la seconde partie du poème. La nappe : « nos yeux collés à la nappe/cirée ». Oui, elle poisse cette nappe. Les personnages regardent ses carreaux rouges et blancs à s’en coller la cornée dessus : on ne voit plus quand on fixe aussi longtemps : la tache sur la nappe devient tache aveugle. Les fibres du poème y convergent comme les regards fixes, dans l’attente. Dans l’attente de quoi ?

L’image poétique

Nous avons jusqu’ici abordé différents aspects de la vision sans jamais citer l’image poétique… Un peu plus loin dans son ouvrage (dans le texte « Quelques réflexions complémen-taires »), Ivar Ch’Vavar indique ce qu’est selon lui l’image poétique :

« L’image est l’effraction. Par quoi entre le réel. Elle rompt le cours du poème (…) Mais elle ne fait pas que briser sa linéarité : elle troue sa surface (…) Par ce trou entre le réel. [L’image] donne accès à l’arrière-monde, l’anti-espace du poème. C’est-à-dire au réel : l’anti-espace du poème, c’est le réel et il rentre dans le poème par tous les trous du mur. »

L’image poétique posséderait donc les propriétés du centre du poème appréhendé plus tôt. Ce n’est pas une difficulté si l’on veut bien considérer le poème comme comportant autant de centres que d’images poétiques : l’image poétique est l’outil qui troue un centre au poème pour que le réel en jaillisse. Ce trou résultant (comme on l’a envisagé plus haut) du travail du poème par autonomisation de la signification, l’image poétique serait donc une signification autonome dont les caractéristiques sont qu’elle porte un sens intentionné par l’auteur et qu’elle révèle ce qui échappe au sens, le Réel.

Cette image fait poésie à la condition que le semblant (signifiant avec une signification intentionnée par l’auteur) ne soit pas un cliché car le cliché ne crée pas de trou de transit du réel : il le bouche puisque la signification ne s’autonomise pas du signifiant, le couple étant verrouillé par l’usage (on pense ici à la différence entre métaphore vive et métaphore morte).

La topologie du modèle vu plus haut nous aide à définir plus précisément ce qui pourrait garantir l’« honnêteté » ou, disons, la puissance de l’image poétique. À quel autre lieu dans l’imaginaire peut correspondre le trou dans l’espace du poème d’où jaillit le réel si ce n’est un trou dans l’espace poétique où le réel serait forclos ? Se pose alors la question du construit de la signification du forclos. Le semblant dépendant du réel forclos pourrait être vu comme une signification arrimée à un signifiant arbitraire, prothétique — éminemment précieux puisqu’il permet le quotidien —, de la même manière que le cortex visuel du cerveau est capable d’effacer la tache aveugle en créant de l’information visuelle et reconstruisant le champ visuel.

[Bien qu’il soit porter par les fibres du poème, je n’aborde pas ici le chant du poème mais il s’agit d’un point très cher à Ivar Ch’Vavar et qui a à voir avec le champ (visuel !) : voir la note ci-contre.]

Le travail du poème résiderait dans la déconstruction, la fission de cet équipage, afin de redonner son autonomie à la signification (sensément refoulée…) issue du forclos, qui pourra alors creuser le trou vers le réel et participer à la création d’une image poétique.

Métaphore et image

Dans ce modèle topologique, où situer le trope principal à l’œuvre dans la formation des images poétiques : la métaphore ?

Caractéristique de l’image poétique « moderne » : l’explosante-fixe

Rappelons de manière concise et très schématique le mouvement double qui anime le débat sur la métaphore au XXe siècle.

  • d’une part, la linguistique jackobsienne (et ses deux axes) propulse métonymie (axe syntagmatique : agencement des mots dans l’énoncé) et métaphore (axe paradigmatique : choix des mots) comme constitutives de tout discours, le discours du quotidien comme le discours poétique ;
  • d’autre part, le travail poétique tend à s’éloigner de la définition strictement rhétorique de la métaphore, association analogique dans un rapport de ressemblance, pour lui substituer celle de l’image poétique : association analogique dans un rapport de dissemblance, de distance, plus ou moins arbitraire, sur un mode de surgissement et d’instantanéité — le lecteur excusera ce raccourci outrageant qui semble tenir pour peu les métaphoristes et rhétoriciens modernes et contemporains : Valéry, Deguy ou Aragon… 

Le temps aboli de l’instantanéité a été métaphorisé par les surréalistes par l’étincelle de la photographie : Explosante-fixe et Érotique voilée, photographies de Man Ray, Magique circonstancielle, photographie de Brassaï, que Breton commente dans son article célèbre « La beauté sera convulsive » (Minotaure, n° 5, 1934) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas ».

Étienne Léopold Trouvelot. Étincelle électrique directe. 1885.

Breton définit l’image poétique comme « le rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes éloignés », dont « la dose énorme de contradiction apparente » provoque une étincelle par « la différence de potentiel entre les deux conducteurs ». Breton aimera asseoir la théorie surréaliste de l’automatisme sur les phénomènes scientifiques.

Michel Poivert, dans son article « Le surréalisme et la photographie », nous apprend que les photographies de laboratoire qui ont inspiré à Breton la métaphore de l’étincelle sont des images d’Étienne Léopold Trouvelot d’étincelles électriques datant des années 1880.

Ivar Ch’Vavar parle à plusieurs reprises de sa fidélité au surréalisme et mentionne « l’explosante-fixe » dans Travail du poème au sujet de l’abolition du temps lors du déploiement spatial de la peinture mais aussi du poème — on pourrait ajouter : de la photographie, si ce n’est que le déploiement de la photographie est l’image même de la réalité déployée devant le photographe.

Il écrit également :

« Ce qui vaut le plus pour moi dans l’image, c’est l’instantanéité, ce déchirement brusque : il déchire le voile de la vision ordinaire (…) »

Ce qui dit bien l’héritage surréaliste.

[La photographie Explosante-fixe de Man Ray est reproduite au début de l’article.]

Défience vis-à-vis de l’image poétique : le surgissement du réel

L’image poétique surréaliste, malgré ses rapprochements et substitutions incongrus (voire illisibles), reste une image fondée sur la syntaxe de l’analogie (« la terre est bleue comme une orange »). Dans leur critique de l’image poétique issue du surréalisme, des poètes contemporains ont mis l’accent sur la valeur de révélateur du réel du discours poétique : c’est « la constante insurrection des choses contre les images qu’on leur impose » de Ponge,  le rejet absolu de Guillevic « La métaphore n’est pas pour moi l’essence du poème ; je procède par comparaison, non par métaphore. C’est une des raisons de mon opposition au surréalisme » ou le désir d’une « poésie sans image » de Jaccottet, faite de rapprochements, de dénominations, de transparence, ce qui exigerait de repousser radicalement la métaphore (la poésie de la transparence de Pilippe Jaccottet est abordée à la fin de cet article).

La métaphore selon Lacan

Pour Lacan « L’inconscient est structuré comme un langage ». Ainsi, les tropes rhétoriques métaphore et métonymie (processus de structuration de tout discours selon Jakobson) créent les liaisons signifiantes qui structurent l’inconscient (et sont autant de mécanismes de voilement/dévoilement de celui-ci, notamment dans le rêve).

Les rapports d’équivalence posés par Lacan entre les mécanismes du refoulement freudien (condensation et déplacement) et les tropes (métaphore et métonymie respectivement) sont aussi complexes que critiqués, tant par des sémiologues que par des Freudiens ! Je ne suis pas armé pour ne serait-ce que résumer les enjeux du débat…

Restons-en à une définition minimale de métaphore lacanienne. Elle n’est pas l’image poétique surréaliste : « L’étincelle créatrice de la métaphore ne jaillit pas de la mise en présence (…) de deux signifiants également actualisés. » (1957) (autrement dit co-présents de manière équivalente). La condition de la réussite de la métaphore est fondée sur « l’élision du signifiant substitué ». Ainsi :

  • un signifiant (le comparant, ou phore de la rhétorique classique) se substitue à un autre signifiant (le comparé, ou thème) dans la chaîne signifiante : un non-sens est alors créé puisqu’une métaphore n’a pas de sens immédiatement clair sans l’appui du contexte du poème ;
  • le signifiant substitué, déchu de son statut de signifiant (il est occulté en tant que signifiant), prend le statut de signifié : le sens est rétabli ;
  • la métaphore puissante apporte un surplus de sens par la dialectique créée entre signifiant et signifiant déchu.

La métaphore crée de la polysémie.

Lacan éclaircit ces deux mouvements en prenant l’exemple de la célèbre métaphore de Victor Hugo dans le poème « Booz endormi » (La Légende des siècles) :
« Sa gerbe n’était pas avare ni haineuse. »
La gerbe se substitue au vieux Booz en une phrase qui est une perte de sens, un non-sens : une gerbe ne peut pas être avare ou haineuse… Mais le contexte du poème informe que Booz est devenu le signifié caché derrière la gerbe, ce qui résout la métaphore en lui donnant sens. Le surplus de sens réside dans le fait que l’image de la gerbe de blé, symbole de fécondité par les grains qu’elle porte, suggère que Booz — qui a accepté malgré son grand âge de prendre Ruth pour épouse après le veuvage de cette dernière — est encore fécond. Est donc annoncée sa future paternité, dont descendra David.

La puissance de la métaphore selon Lacan naît d’une occultation : un non-sens révèle le sens. Si le paramètre de surplus de sens enrichit l’analyse sémiologique, la métaphore demeure limitée à sa dimension de figure rhétorique et manque en cela la notion de jaillissement du réel propre à l’image poétique telle qu’abordée dans Travail du poème.

Comment lier métaphore et image poétique dans notre modèle ?

La métaphore : un semblant instable

Il me semble intéressant de faire une analogie entre la métaphore et le semblant lacanien.

Le semblant

Rappelons que le semblant tel que compris ici est un signifiant prothétique auquel une signification intentionnée (consciemment ou non) par l’auteur est ancrée. Le semblant n’est pas un signe au sens de Saussure (signifiant + signifié), car la signification n’est pas un signifié : elle est ce qui émane (le terme est flou…) du réel forclos dans l’imaginaire, tandis que le signifié est cette valeur variable de sens qui navigue dans le symbolique. Le semblant construit du discours à l’articulation entre imaginaire et symbolique (ici on espère parler du discours poétique), tandis que le signe est du sens, pleinement dans le registre du symbolique, du langage.

Le semblant poétique instable, cœur du discours poétique

La métaphore rhétorique, qu’elle soit aristotélicienne ou lacanienne, relève de la substitution de signifiants. Lacan, mais bien d’autres aussi tels que Jean Cohen, en infère la fonction métaphorique : un degré d’éloignement, un écart à la norme (le langage ordinaire), une im-pertinence. Pour Lacan cet écart est le surgissement d’un signifiant incongru dans une chaîne de signifiant. Le signifiant substitué deviendrait un signifié occulté. J’émets l’hypothèse que ce signifié occulté est en fait la signification intentionnée (consciemment ou inconsciemment) par l’imaginaire, ce qui fait que la relation créée par la construction d’une métaphore est un semblant du discours. Il est offert par l’espace poétique à l’espace du poème, il est même le nœud entre les deux : le discours poétique. En ce sens, la fonction métaphorique est de construire des semblants poétiques. Mais la puissance métaphorique, corrélée à la distance de cet écart à la norme, doit être instable car, comme on l’a suggéré plus haut, le semblant poétique doit pouvoir être scindé en deux pour autonomiser la signification qui va faire trou dans le langage. Cette scission est la résolution de la métaphore qui a lieu dans l’espace du poème, dans le symbolique. Le discours poétique y devient langage poétique : le construit métaphorique y devient image.

Retour sur la modélisation du travail du poème à partir des voies visuelles : articuler métaphore, image poétique et surgissement du réel

L’unité fonctionnelle de la vision chez les animaux est le photorécepteur. Ces photorécepteurs (les fameux cônes et bâtonnets) convertissent le flux lumineux de photons qui frappe la rétine en information qui puisse être transmise jusqu’au cerveau, c’est-à-dire des signaux électrochimiques : potentiels d’action membranaires créés dans la couche des neurones rétiniens et transmis par les fibres nerveuses rétiniennes jusqu’au cortex visuel via les voies visuelles neuronales.

Cette progression du signal électrophysiologique résulte de complexes échanges ioniques de part et d’autre des membranes des fibres nerveuses. Il est donc généré par des phénomènes biochimiques. Il n’en reste pas moins décrit comme électrique puisque ce sont des différentiels de charges qui sont à l’œuvre.

On pourrait donc faire l’analogie entre le phénomène électrophysiologique qui va créer l’image vue dans le cortex visuel et l’étincelle provoquée par « la différence de potentiel entre les deux conducteurs » de Breton, fondement de l’instantanéité de l’image surréaliste, et également l’étincelle résultant du « frottement » entre signifiant de remplacement et signifiant occulté de Lacan, entre le signifiant prothétique et la signification.

Paul Ricœur parle aussi d’étincelle :

« La métaphore, c’est la capacité de produire un sens nouveau, au point de l’étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s’effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n’existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. »

Où situer précisément l’étincelle ?

Que nous apprend cette analogie ? Là encore c’est de topologie qu’il est question puisque tel est le fondement de notre modèle. Sans surprise la différence de potentiel est à trouver au trou creusé dans l’espace du poème, lieu de l’image poétique En effet, par le vide qui se creuse sous la signification, le trou devient le lieu d’un court-circuit, soit le jaillissement d’électrons entre signification et réel, qui excitent les molécules du réel et provoquent l’émission de photons : c’est l’étincelle, l’image poétique (résolution de la métaphore vive) créée au centre du poème. Dans le cliché (la métaphore morte) où le couple signification-signifiant reste fusionné et où le semblant poétique s’avère semblant banal, il n’y a pas de différence de potentiels : l’ensemble constitue une « résistance électrique » d’où aucune étincelle ne jaillit.

Le court-circuit n’est toutefois pas entre deux signifiants éloignés l’un de l’autre (l’image surréaliste) mais entre la signification et le réel sous-jacent au niveau du trou dans le langage, centre du poème (l’image poétique « contemporaine »).

Récapitulation du modèle et de ses apports

En partant de la métaphore de la tache aveugle anatomique comme lieu de surgissement du réel, nous avons dressé une analogie entre l’écriture poétique, ou travail du poème [que je définis comme la résolution du discours poétique en un langage poétique*], et la vision — les directions du flux des informations étant inversées :

  • dans l’écriture poétique : l’espace poétique/imaginaire est en lien avec l’espace du poème/symbolique/langage, lieu du travail du poème, où l’image poétique permet le surgissement du réel dans la réalité du poème ;
  • dans la vision : l’image de la réalité est projetée sur la rétine, lieu du travail de l’image par sa conversion en signaux électrochimiques, qui se dirigent vers le cortex visuel où ils sont décodés en l’image mentale perçue.

Nous avons essayé d’enrichir le modèle sur plusieurs points grâce à sa topologie.

La fonction métaphorique comme fibres du poème

Dans l’écriture poétique, la fonction métaphorique (et possiblement tous les tropes) consisterait à créer les semblants du discours poétique à projeter depuis l’espace poétique/imaginaire vers l’espace du poème/symbolique, où a lieu le travail du poème.

Dans notre analogie, le support anatomique du cheminement des semblants (et autres « créatures », voir plus bas) est donc le lien (descendu au lieu que remonté) entre le cortex visuel et la rétine, lieu du travail de l’image projetée. Il s’agit des fibres nerveuses constitutives du nerf optique. Les éléments du discours poétique sont les fibres lancées par l’espace poétique/imaginaire vers l’espace du poème/symbolique.

La notion de fibres du poème a ceci d’intéressant qu’elle est présente dans l’ouvrage d’Ivar Ch’Vavar. Elles sont pour lui ce qui s’engouffre de manière centripète dans le centre du poème.

Les « créatures » : signifiants et semblants poétiques instables

Ce qui dévale les fibres liant l’espace poétique et l’espace du poème, ce sont tous les éléments issus de l’imaginaire amenés à travailler dans le cadre symbolique : Ivar Ch’Vavar les nomme les « créatures » :

  • signifiants et signifiés, nés de l’imagination et plus généralement de l’activité mentale, amenés à créer des chaînes de signifiants lacaniennes ou des signes saussuriens à travailler dans l’espace du poème ;
  • semblants poétiques (métaphores à résoudre), qui sont des significations (intentions conscientes ou inconscientes du discours poétique de l’auteur : « thème » métaphorique) ancrées à des signifiants prothétiques, prothétiques à deux titres :

– au sens de comparant (« phore » métaphorique) dans la structure de la métaphore en rhétorique classique : le signifiant métaphorique qui s’est substitué à la signification ;

– au sens où il pourrait être une association mystifiante, un pis-aller pour étiqueter une signification refoulée dans le réel forclos.

Dans notre analogie, le support physiologique de ce flux des créatures imaginaires, éléments linguistiques pensés pour faire le discours poétique, est le signal électrochimique le long des fibres (antérograde dans la vision, rétrograde dans le discours poétique).

L’image poétique et l’effet de réel : l’étincelle

Qui dit signal électrochimique dit charge électrique, origine possible d’un court-circuit, d’une étincelle.

Le signal électrochimique est induit dans la rétine par les photorécepteurs qui la tapissent, sauf au niveau de la tache aveugle anatomique, dépourvue de photorécepteurs, sorte de trou dans la vision. Leur activité dépend du flux lumineux perçu (l’image projetée sur la rétine).

Par analogie, les photorécepteurs seraient tous les éléments linguistiques (les créatures) réunis et travaillés dans l’espace du poème mais comme non actifs poétiquement, non stimulés par une image mentale descendue de l’imaginaire. S’ils ne sont pas actifs en termes d’image poétique, ils restent néanmoins le nécessaire squelette du langage, chaînes de signifiants lacaniennes ou signes saussuriens. Il n’y a pas de court-circuit, pas d’étincelle.

Le semblant métaphorique instable en revanche va se scinder en une signification révélée et un signifiant prothétique précipité dans le trou du langage, la tache aveugle du poème. C’est le lieu et le temps de la résolution de la métaphore vive, de « l’effet de réel ». On peut donc se figurer l’étincelle de l’image poétique comme un court-circuit entre la signification issue de l’imaginaire du poète et le réel via les trous dans le langage creusés par le travail du poème.

Cette fission du semblant métaphorique instable dans la résolution de la métaphore, il me semble que c’est l’auto-destruction dont parle Paul Ricœur dans La métaphore vive :

« Toute la stratégie du discours poétique vise à obtenir l’abolition de la référence par l’auto-destruction du sens des énoncés métaphoriques, auto-destruction rendue manifeste par une interprétation littérale impossible. Mais ce n’est là que la contrepartie négative d’une stratégie positive; l’auto-destruction du sens, sous le coup de l’impertinence sémantique, est seulement l’envers d’une innovation de sens au niveau de l’énoncé entier. »

Ce modèle tendrait à unifier les points de vue divergents de Reverdy et Breton sur la nature de l’image (pure création de l’esprit pour l’un, effet de langage fortuit pour l’autre) : « créature » de l’espace poétique, le semblant fait image-étincelle dans l’espace du poème.

L’objet poème

L’objet poème est l’analogue de l’image de la réalité offerte à la vue. Ici elle est de fait :

  • le résultat du travail poétique concrétisé (qui a transformé le discours poétique imaginaire en discours du poème) ;
  • l’image lue par le lecteur.

Le modèle topologique suggère que, par construction, le poème dans sa réalité (papier, écran…) est l’interface entre l’espace du poème (le symbolique) et réel, ce qu’Ivar Ch’Vavar nomme le contre-espace du poème. « L’effet de réel » est donc une affaire laissée à la perception (l’appréciation) du lecteur.

La figure 4 essaie de récapituler ce modèle de l’émergence de l’image poétique.

Conclusion

Mimésis

L’enjeu dans la création de l’image serait de « casser » l’équipage du semblant du discours poétique et d’autonomiser la signification vis-à-vis du signifiant pour que la signification se révèle (fasse sens) tout en creusant et dévoilant le réel (fasse trou), les deux mouvements étant le propre du discours du poème. En considérant les termes que Paul Ricœur emploie dans La métaphore vive, la construction du complexe instable du semblant poétique pourrait être vu comme la mise en tension de la mimésis qui aboutit, lors de la résolution de cette tension, « à une restitution [de la signification issue de l’imaginaire] et à une surélévation [du réel qui jaillit] ».

Épiphanie et appropriation

Au fondement de l’image poétique et donc du travail du poème nous avons envisagé le réel forclos dans le monde mental.

On rappellera la citation d’Ivar Ch’Vavar reproduite au début de l’article, ici dans sa version complète :

« Parce que par ce trou, on trouve le réel. Le poème ne vaut que s’il ouvre cet accès. L’espace poétique serait donc l’appropriation du réel. Ce qui ne signifie pas qu’on s’en rendrait maître… Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que j’ai voulu dire, là… Peut-être que, par le poème, le réel est alors approprié à lui-même, et à nous. »

On pourrait avancer que si le poème ouvre un accès au réel, ce serait tout ou partie de cette part du réel non perçue non pensée par l’imaginaire. Il y a révélation par la poésie. Si cette révélation a pour but final la lecture ou l’écoute par autrui, elle s’ancre dans l’intimité psychique de l’auteur. Peut-être est-ce cela rendre « le réel approprié à lui-même et à nous » : l’adapter pour que l’image mentale (trouée par le forclos) à l’origine de l’image poétique se résolve en son entièreté (figure 4) et, ainsi, nous dise plus. À ce sujet, Paul Ricœur écrit :

« En signifiant plus, la métaphore révèle des aspects de notre expérience qui ne demandaient qu’à être dits et qui ne pouvaient l’être, faute de trouver leur expression appropriée dans le langage quotidien . La fonction de la métaphore est donc de faire venir au langage des aspects de notre manière de vivre, d’habiter le monde, d’avoir commerce avec les êtres – qui resteraient muets sans elle, sans cette faculté singulière qu’a le langage d’aller au-delà de lui-même. Donc, loin d’être simplement ornementale, comme le croyait la rhétorique, la métaphore est un détecteur d’expériences rares. » (Paul Ricœur, entretien avec Christian Delacampagne, 1984)

L’intention poétique

Que nous dis « l’autonomisation de la signification » sur le discours du poème ? Revenons à la définition de la signification donnée plus tôt : elle est selon moi la part de sens née de l’intention, consciente ou inconsciente, dans l’imaginaire de l’auteur ; parfois occultée ou refoulée, elle est porteuse de la dimension de Vérité du semblant poétique. Là voici qui se trouve nue face au réel qu’elle a percé. Nue l’intention de vérité. Autrement dit l’autonomisation de la signification est l’acte de poésie qui se tourne vers l’Autre. L’ouverture à l’Autre par l’intention de vérité peut-être est-ce le « paysage particulier » mis en commun qu’Édouard Glissant mentionne dans L’intention poétique :

« La réalité d’un homme, le paysage d’un homme (le particulier). Puis on élargit jusqu’à l’univers, non plus sous-tendu à ce réel, ni secret dans ce paysage, mais multiple et étendu à tous les réels et à tous les paysages qui constituent l’Un. »

Philippe Jaccottet, poète du cristallin

« L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond, aussi loin que la vue porte ; et du même coup, plus rien ne pèse. Ainsi l’âme est vraiment changée en oiseau. »
(La semaison).

Que devient l’analogie entre travail du poème et système visuel dans le contexte du refus de l’image poétique (considéré comme un « écran » entre poète et réel), dans la recherche de la transparence, telle qu’on identifie la poésie de Philippe Jaccottet ? Une poésie où tout est lumière, miroitement, du tout près jusqu’à l’illimité, œil plutôt qu’imaginaire, objectif (!) plutôt que subjectif.

On relèvera tout d’abord que les ophtalmologues parlent de « milieux transparents » pour décrire cornée, cristallin, humeur aqueuse et corps vitré, tous éléments anatomiques successifs de l’œil qui laissent passer (tout en le modifiant) le flux lumineux. Abandonnons la tache aveugle et retenons le cristallin (substantif qui énonce sa qualité même).

Le cristallin et son rôle dans l’accommodation visuelle

Le cristallin est une sorte de lentille parfaitement transparente située à l’intérieur de l’œil, derrière l’iris (figure 5). Sorte d’autofocus de l’œil-objectif, il permet la mise au point pour assurer que les rayons lumineux convergent sur la rétine quelle que soit la distance observée (vision de près, vision de loin) : ce phénomène est l’accommodation (figure 6). Avec l’âge, le cristallin perd peu à peu sa souplesse et sa capacité d’accommodation, ce qui provoque la presbytie, c’est-à-dire la difficulté à voir de près. Le cristallin peut également s’opacifier : c’est la cataracte.

L’accommodation au cœur de la poétique de Philippe Jaccottet

De plus loin que le plus loin/de plus bas que le plus bas

Par sa manière d’embrasser le paysage-monde, il est souvent avancé que la poésie de Philippe Jaccottet est une poésie du regard. Mais quel poète ne porte pas un regard sur le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur) d’une manière ou d’une autre ? Le regard étant à comprendre comme la vision chargée de l’intention du sujet, il me semble qu’il s’agit plus précisément d’une poésie de la vision, dans son acception physiologique de sens de la vue. Le haïku, dont la réception fut une révélation pour le poète, est de cette poésie de la vision, du juste saisi de la nature dans l’effacement du sujet (et du regard subjectif), dans le refus du lyrisme et de la narration, dans la nomination des choses plutôt que dans leur métaphorisation.

L’œil est l’organe clé de sa poétique :

L’œil :
une source qui abonde

Mais d’où venue ?
De plus loin que le plus loin
de plus bas que le plus bas

Je crois que j’ai bu l’autre monde

(Airs)

« De plus loin que le plus loin/de plus bas que le plus bas » est bel et bien une définition du phénomène de l’accommodation visuelle par le cristallin.

Ah, qu’on me fasse une tombe de ce vallon !
Je vois au fond briller l’ombre de l’Illimité

(Travaux au lieu-dit l’étang, version finale du poème)

Cette recherche de l’Illimité, la « vision de loin », cœur d’une mystique naturelle, Jaccottet veut la concilier avec la « vision de près », l’authentique nature du monde sensible : la fonction du cristallin, par sa transparence et son pouvoir accommodatif, est l’organe de la poétique désirée de Jaccottet.

S’accommoder de l’image…

Le verbe accommoder possède un autre sens dans le langage commun : « adapter à, mettre en correspondance avec quelque chose » ; et « s’accommoder » c’est « s’adapter », « s’accorder », notamment dans une tonalité de résignation.

Jaccottet malgré son refus premier de l’image, doit s’en accommoder car point le risque de ne rien dire, d’échouer par la seule nomination transparente… L’image s’impose à lui comme l’outil poétique par lequel peut se tenter l’évocation de l’Illimité.

« Et quand je pense à la rivière, à ce que j’ai fait de cette rivière, j’éprouve une espèce de honte à l’avoir pareillement déformée »
(La promenade sous les arbres)

La critique même de l’image s’accommode d’une image pour la renforcer :

« Méfie-toi des images. Méfie-toi des fleurs. Légères comme les paroles. Peut-on jamais savoir si elles mentent, égarent, ou si elles guident ? »
(À travers un verger)

L’image est tout à la fois écran réprouvé et médiation émotionnelle nécessaire :

« Comme la lune est le miroir du soleil, l’eau est de la lumière qui s’enfonce dans la terre, une lumière fraîche, un ciel de septembre.
L’étoile est un feu d’eau, un feu glacé.
Tout devient bleu comme sous une chevelure défaite, un visage assombri par le désir ou le chagrin.
Tout devient bleu, surtout au loin les montagnes. Plus près on voit encore des rochers, des arbres plus clairs que les autres.
Il y a comme une tendre accalmie. 
»
(La Semaison)

Bibliographie

Ivar Ch’Vavar. Travail du poème. Éditions des Vanneaux, 2011 :

Philippe Jaccottet. Airs, Poèmes 1961-1967. Gallimard, 2014.

Pierre Caminade. Image et métaphore. Paris, Bordas, 1970.

Evelio Minano. Nécessité et refus de l’image dans la poésie de Philippe Jaccottet. Littératures, 1987, 17, p. 161-171.

Michel Poivert. Le surréalisme et la photographie. Littera, 2017, 2.

Fanny Réguer. Du poète et du psychanalyste : écouter la douleur, accueillir l’effet de la poésie. ARTEFILOSOFIA, n° 23, dezembro de 2017, p. 106-121.

Paul Ricœur. La métaphore vive. Paris, Le Seuil, 1975.

Paul Ricœur, philosophe de la métaphore et du récit. Interview par Christian Delacampagne. Entretiens avec Le monde I. Philosophies. Paris, La Découverte, Le Monde, 1984.

Bernard Toboul. La condensation, la métaphore et le réel, ou la structure revisitée. Figures de la psychanalyse, 2005/1 (n° 11), p. 33-61.

Je n’ai que peu lu les textes de Lacan, redoutables… La liste ci-dessous est celle des articles et textes du Séminaire cités par Fanny Réguer et Bernard Toboul :

Jacques Lacan. L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud. La Psychanalyse, n° 3, 1957, p. 47-81. 

Jacques Lacan. Le Séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. 1964. Paris: Seuil, 1973.

Jacques Lacan. Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein. « Cahiers Renaud-Barrault », Paris, Gallimard, 1965, n° 52.

Jacques Lacan. Le Séminaire, livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant. 1970-1971. Paris : Seuil, 2007.

Jacques Lacan. La Troisième. 1974. La Cause freudienne 2011/3 (n° 79), p. 11-33.

Jacques Lacan. Le Séminaire, livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile la mourre. 1977, inédit.

Sources des figures

Photographies : collections du Centre Pompidou.

Figure 1 (gauche) : https://www.ronaldsachsmd.com/services/pg1

Figure 1 (droite) : https://glaucoma.org/optic-nerve-regeneration/

Figure 2 : www.nagwa.com/fr/explainers/168148060359/

Figure 5 : https://wisefamilyeye.com/iris-pupil-lens/

Figure 6 : https://www.topperlearning.com/