La virgule-symptôme

Mila Tisserant, Contre-fugue, Éditions du Cygne, 52 p., 2022, 10 €.

Oser la note de lecture d’un ouvrage où est clamé : « Si vous raisonnez, vous tuez la chose ! », c’est en devenir l’assassin ébloui. Mila Tisserant, née en 2003, aime contrarier son lecteur : le thème de la fugue rimbaldienne est un attendu sous une si jeune plume ? Eh bien elle choisit de « contre-fuguer ». Elle s’enfuit à rebours, non pas vers un avenir platement inconnu mais dans le passé (prétendument) balisé des poètes illustres, des monstres sacrés. Car la poétesse sait qu’elle y trouvera les « essences charnelles que les siècles avaient conservées » — à la condition de ne pas craindre la nuit, la friche (« endiablée et rompue, j’allais à travers champs d’ordures »), le cimetière, les eaux méphitiques, les abîmes. Les cadavres. Les « criminels que la poésie habite ». À condition de « démonstrifier » ces monstres pour tenter d’en retrouver la chair ou — à défaut — les os, omniprésents. Cette décision fulgurante de la contre-fugue, elle la date précisément : « Une nuit d’avril, je compris pourquoi j’aimais tant courir à la perte d’un crépuscule, essouffler mes visions dans les coups et les creux de tant de virgules. » Oui, Mila Tisserant use de la virgule à haute intensité, cela — on croit comprendre — depuis ses tout premiers écrits. Elle réalise cette nuit d’avril que cette manière de scander sur la feuille ce qu’elle scandera bientôt sur scène (elle est comédienne), cette entorse faite au bon usage typographique quand elle sépare le sujet de son verbe (« la virgule, a son arrogance »), est le symptôme d’une maladie : la poésie. Les poètes ne sont-ils pas les « malades incurables aux portes des villes » ? Cette maladie est une guerre (« qui fait rage, dans le moindre recoin de ma chaire »), cette maladie est un monstre (qui « bourdonne dans mon crâne »), cette maladie va l’épuiser (« Désormais je vais m’assoiffer. Désormais je vais m’affamer. »). Mais la poétesse est aussi follement énergique, défiante, arrogante, moqueuse (« J’ai la raillerie facile, car vous êtes tous laids. »). À vingt ans, elle sait bien qu’« écrire est un incendie » et si elle se lance dans ce voyage « à travers ces lieux morts, abîmés, ces sanctuaires passés » c’est pour emplir sa « trachée, d’inspiration nouvelle ». À l’air pur de la montagne romantique ? Non : plutôt au bord de la falaise « l’ivre des abîmes » « où l’on crève humblement sans mercis ni soupçons ». Car ça dégringole dans cet ouvrage, et pas seulement le vieux Hugo de son piédestal : la langue hachée de virgules et coupée de points nous fait littéralement dévaler la falaise, dévaler le poème : on glisse continûment sur les facettes que sculpte sa virgule-lapidaire — Rimbaud, forcément convoqué, « sa phrase hachée, en tronçons, sans liens logiques visibles, pleine d’à-coups et de zigzags, reflet de sautes d’humeur constantes et d’émotions chaotiques » (Tonquédec, 1917), cité par Jacques Dürrenmatt qui moque au passage cette « lecture myope d’une manière neuve de penser le continu » — lapidaire comme on le dit du texte gravé des pierres tombales évoquées à plusieurs reprises. Afin de « faire courir l’encre du surréel », un lexique au gothique très baudelairien est donc déployé ; mais c’est bien Rimbaud, « gamin aux semelles de vent », dont la tombe est visitée et à qui reproche est fait d’avoir finalement caché ses accès de folie dans son lit : « Qu’as-tu fait crapule ? Tes relents de scrupules. La poésie française ne s’en trouve que plus amochée. » (lapidaire, je vous dis). Et toujours : « Il n’y a pas de génie dans Rimbaud, seulement une vieille maladie ». De fait. Avant-dernière ligne : « Cet ouvrage n’est qu’une maladie » — le cancer des os qui emporta Rimbaud et qu’il s’agit d’aller dévisager : « Que je hais le cachot qui verdoie en mes os ! » Là où l’on souhaite au vieux poète un prompt rétablissement, on souhaite à Mila Tisserant de ne surtout pas guérir. Après cette contre-fugue flamboyante, sûr que l’autrice sait qu’elle n’échappera pas à la nécessité de sa propre fugue.  

Pierre Gondran dit Remoux


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