« J’entends la lavande »

Manon Godet, Peau, Éditions du Cygne, 2022.

Un écrit sur le viol est un écrit militant. Peau, de Manon Godet, est donc un objet littéraire militant. La militance d’une poétesse qui porte une parole de et pour d’autres femmes. En effet, une prise de parole minoritaire — car c’est de cela qu’il s’agit — est par essence une prise de parole pour les autres. De là découle le ressort de la dramaturgie à l’œuvre ici : la plurivocité — du « je », des âges, des expériences, des rôles, des devenirs. Nommons Romane, Violette, Aline, Aurore, Mahaa, Rose.

La poétesse, notamment dans la première partie (« Prière de toucher »), établit un dispositif qui permet le déploiement de cette plurivocité puisque le lieu est un théâtre : où l’on entre dans la peau de personnages, où l’on enfile des costumes (des « peaux creuses »), où l’on se montre autre tout en étant plus soi que jamais, où les loges possèdent des miroirs. Chaque protagoniste a sa « scène du miroir », ce qui signe la dualité de chacune. Aussi sont-elles toutes riches de leur personnalité complexe et toutes porteuses de la complexité des autres. Ce kaléidoscope d’expériences de femmes sera le médium pour dresser le tableau du destin traumatique que la société patriarcale peut leur faire subir : viol, inceste, agression sexuelle sur mineures, prostitution subie, avortement clandestin. Théâtre et miroir : le spectacle et le spéculaire pour donner à regarder — écrire — ce qui est tu.

Les scènes sont crues. Les métaphores y sont nombreuses (le jus poisse du raisin, le hérisson, le bateau, l’eau sale, le lit-cage…). Elle ne sont pas vaines : elles sont à la fois d’authentiques visions fantastiques (de terreur ou d’échappement) qui surgissent lors de l’agression et des outils pour transmettre avec minutie les ressentis au lecteur. Je ne propose pas d’extrait ici car c’est à chacune et chacun d’accepter ou non la confrontation à ces passages. A contrario sont déployés de très beaux moments de réparation, de care/cure, de paix, de caresses et de sexualité, notamment selon un registre marin (l’eau salée est un baume) et botanique (violette, nénuphar, lavande, rose…), également à travers la métaphore de la costumière qui sait recoudre les plaies. Non seulement violette et lavande font écho à des symboles historiques connus des luttes des femmes (le violet couleur des suffragettes, les lesbiennes activistes de Lavender Menace), mais les femmes sont adornées de fleurs réparatrices et de pétales, parfois cousus à même la peau, comme Sapho couvre ses héroïnes de diadèmes et colliers floraux.

Violette, la costumière :

« J’imagine le corps de Romane dans le costume.
Il faut le reprendre à la taille.
Mais il faut surtout y glisser des fleurs. Et le tremper dans du sel.

Je suis faite de sel. Je retire le costume de la peau de ma Romane imaginaire.
Il glisse sur mon corps.

Je me pose devant le miroir. Je pose.
Amusant de ne pas être soi.

Romane est nue maintenant. À l’abri.
Je me tourne.
Je la vois. Elle a les yeux fermés.

Morte ? Non. Elle n’est pas là.

Je pose des tiges de lavande. De tulipes rouges sur sa poitrine.
Je la lave avec. Je vois les traces qui s’enfoncent dans ses cuisses.
Entre sa peau et ses veines. Violet, orange et bleu se frayent un chemin.
Éventrent le noir. »

Plus loin, une magnifique scène au bord de la mer :

« Elle n’avait jamais vu la mer.
La mer qui bataille et qui raconte.
Qui crie à l’autre bout du monde. La mer comme elle.
(…)

Elle détache ses cheveux. Caresse mes mains.

Je glisse un à un mes doigts entre ses boucles. Je m’avance sur des nénuphars mauves.
Orange.
Dorés.
Je pose des fleurs dans ses cheveux. Les redresse.
(…)

Elle mène la danse. Me serre contre elle.
Nos pieds claquent le sol. Expulsent l’eau, le jus.
Réchauffent le sable humide.

Mon sang gonfle ma peau.

J’entends la lavande.

Nous dévalons le sable. »

Sans chercher à aborder ici les lignes de faille qui ont traversé ou traversent encore les mouvements de lutte pour les femmes, particulièrement quant à l’existence ou la nature d’une « écriture féminine » [tout simplement parce que je n’en serais ni capable ni légitime], je peux tenter d’avancer quelques points de réflexion à partir de la construction complexe et spéculaire de Peau, particulièrement en référence aux écrits de Monique Wittig. Cette rotation funambule des « je » par Manon Godet est très importante. Elle relève d’une part de son travail d’écriture, son talent individuel, sa réflexion politique aussi, toutes choses qui ne sont pas cette sorte d’« essence féminine » qui caractériserait une « écriture féminine ». D’autre part, elle est une dissidence au « bien-écrire », une exploration, un usage du langage hors système. Ce sont deux fondamentaux de la recherche littéraire de Monique Wittig : dénaturalisation et travail sur le langage (dans Les Guérillères, l’autrice fait danser les prénoms ; dans Le corps lesbien, le « je » est déconstruit en « j/e »). C’est donc bien à un double titre que la dramaturgie tendue par Manon Godet est un dispositif wittigien. Jusqu’à quel point ?

Si des hommes prédateurs et clients sont les monstres de la première partie du recueil (« Prière de toucher »), il y est aussi décrit un homme qui a aimé, il porte le nom « Jaime ». Il est un homme de spectacle mais son rôle est d’être réceptacle : de sa propre douleur (le deuil de l’Aimée), de celle des femmes meurtries autour de lui. Si un homme incestueux (possiblement) est le monstre de la deuxième partie du recueil (« Take me home »), il y est aussi décrit un doux amant, qui toutefois n’est que rêvé. L’hétérosexualité est donc présente mais reléguée dans un passé révolu ou projeté dans un futur chimérique qui pourrait — peut-être — être réparateur. Le vécu des femmes et filles ici et maintenant est traumatique et l’échappatoire est la complicité, le désir, l’amour lesbien. Le lesbianisme comme issue, la figure de la lesbienne qui s’échappe sont des motifs essentiels de la pensée de Monique Wittig. Prise non pas seulement au sens restrictif et naturaliste de l’homosexualité entre femmes, mais comme action politique de rupture d’avec l’ordre social et politique hétérosexuel — pour faire très court et certainement caricatural ! Monique Wittig décrivait l’espace lesbien comme  « à l’heure actuelle la seule forme sociale par laquelle les femmes peuvent vivre libres ». Cette actualité, cette urgence est au cœur du travail de Manon Godet.

Peau est un recueil dans tous les sens du mot : d’une part, il recueille poétiquement une parole qui ne serait pas dite ailleurs ; d’autre part, il offre, par son existence même, la possibilité d’un recueil à qui pourrait, par empathie ou par expérience, en ressentir le besoin à travers cette lecture ou à travers son vécu de lectrice ou lecteur. On pourrait oser dire « une safe zone ». Manon Godet préfère écrire « un à l’abri ».

Un à l’abri enveloppant et synesthésique, où l’on entend la lavande et l’on voit le sel de la mer, où le bleu sourit et le chaud caresse.

Pierre Gondran dit Remoux


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