La chair muette du monde

Aurélie Olivier, Mon corps de ferme, Éditions du Commun, 2022, 88 p., 11 €.

Parmi les nombreux thèmes qui traversent ce recueil magnifiquement édité, Aurélie Olivier aborde les rapports des corps paysans au monde, des corps genrés à l’assignation, des corps souffrant à la maladie. Elle nous parle des corps, de son corps.

L’autrice a grandi dans une exploitation agricole des Côtes d’Armor, de cette « Bretagne de terre » largement ignorée des touristes (les boutiques du port « enfouissent l’étable sous la mer » écrit-elle). Le mot « exploitation » dit beaucoup des modes de fonctionnement qu’ont établis les mutations de l’agriculture et de l’élevage d’après-guerre et jusqu’à aujourd’hui. Témoigner de l’exploitation des terres, des animaux, des hommes, des femmes est au cœur de ce recueil au titre puissant, « Mon corps de ferme », qui porte en lui plusieurs des dimensions du texte :
– l’analogie poussée entre le corps des humains, le corps des bêtes (le porc, les vaches laitières…) et le « corps » des choses (corps de ferme, tracteurs, trayeuses, paysage du remembrement…) ;
– la transformation de son corps d’enfant en corps de femme au fil des années de transformation de son village ;
– mais aussi la libération psychique et politique du corps (mon corps) ;
– et, d’évidence, les jeux de mots, qui sont comme banderilles plantées dans le corps du texte.

L’analogie paronymique dressée entre le corps de ferme et le corps de femme ne relève pas de ces équivalences banales entre microcosme et macrocosme mais, peut-être, plus profondément des rapports du « corps propre » au monde tels que Merleau-Ponty les conçoit : « Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps. » (L’œil et L’Esprit, 1960). Le corps de ferme entoure le corps de l’agriculteur. Et le corps de l’agriculteur annexe le corps de ferme, en fait un prolongement organique. Merleau-Ponty écrit : « J’éprouve mon corps comme puissance de certaines conduites et d’un certain monde, je ne suis donné à moi-même que comme une certaine prise sur le monde » — on est frappé par la pertinence du « corps propre » appliqué au corps agissant paysan. Il crée le concept de « chair du monde » comme fondement de cet envahissement du monde par le moi et, réversiblement, du moi par le monde.

Les conséquences de cet empiètement réciproque entre sujets, animaux et choses sont décrites précisément par Aurélie Olivier, dans ce texte où alternent données objectives sur le monde agricole breton et description de son enfance, de son adolescence, sur un mode trivial, domestique, documentaire, d’où sourd une poésie mordante et précise (par exemple, les parallèles aspécistes discrets mais puissants dressés entre trajectoires prédéterminées des femmes et exploitation laitière*). Surtout, cette « chair commune » fonde une implacable aliénation qui, si elle s’exprimait par l’usure physique prématurée jusqu’aux années 1950, est devenue, sous la pression notamment de la spirale des investissements, source d’une détresse psychologique majeure — l’autrice cite les statistiques de suicides d’agriculteurs, dépeint les maladies chroniques. En outre, si le « corps propre » de l’agriculteur est aliéné, que dire du « corps impropre » (expression de Simone de Beauvoir raillant Merleau-Ponty) de l’agricultrice !

« En 1976, 67 ans après les salariées
les paysannes ont un congé maternité
14 semaines pour les salariées
contre 14 jours pour les paysannes

En 1986, le congé est allongé
16 semaines pour les salariées
contre 8 semaines pour les paysannes

A minima, l’élevage sera intensif »

Sur cette chair ontologique que le corps propre paysan et sa ferme partagent, l’agriculture productiviste ne pouvait que se greffer très efficacement, ce qui a précipité ce que l’on connaît dans bien des lieux : la réification et la déshumanisation de la relation aux bêtes, notamment les vaches laitières — mais cette tension vers l’automatisation se révèle une condition nécessaire pour réussir à maintenir tant bien que mal d’un côté le rendement et, de l’autre, une vie hors le travail :

« Jour après jour après jour après jour après
dans la salle de traite, les paluches musclées
désinfectent les trayons désormais numérotés

(…)

Les langues des veaux s’habituent au plastique
Seul le hors-sol automatisé permet de souffler
 »

Elle a aussi été, et de tout temps, une « chaire muette ». On tait les problèmes, les drames, les élans, les désirs de changements. La parole est contrainte tant par un tempérament partagé (« Mais cuirs assez, peaux tannées/on n’a pas à se plaindre/C’est pas comme dans le temps/notre terre battue est carrelée ») que par le poids du catholicisme. L’autrice nous confie un de ces événements, doublement tu : elle est née dans le contexte d’un déni de grossesse, noué peut-être par l’obligation de silence inconsciemment intégrée par sa mère, alors adolescente, et devenu secret de famille révélé tardivement.

Silence, détresse, aliénation, Amélie Olivier a choisi de s’éloigner de cet environnement. Toutefois, elle révèle qu’elle y a été réassignée, en une quasi « malédiction » : le corps enfui se trouve être un corps malade, qui se mure à rebours dans le silence. Le mélanome qui s’est déclaré — la scène de l’annonce diagnostique relève très typiquement d’un patriarcat médical qui ne semble s’éteindre que très lentement… — est à la fois une conséquence objective et documentée de la vie rurale (« Mélanomes, lymphomes, leucémies, tumeurs/du système nerveux central, de la prostate :/il y a des risques accrus de développer certaines/maladies au sens des exploitations familiales », nous indique-t-elle) et une improbable et subjective conséquence du secret de famille (« Il paraît que ce qui n’est pas articulé parle/depuis le corps »). Le  « mets-là, nomme » — jeu de mot lacanien au possible, signifiant.

Ses jeux de mots acrobates apportent une drôlerie bravache mais demeurent toujours teintés de gravité, se révélant peu à peu comme un soin linguistique de consolation — « Par l’humour, le surmoi aspire à consoler le moi et à le garder des souffrances. L’humour tient au moi effarouché un discours plein de sollicitude consolatrice. » (Freud, L’inquiétante étrangeté, 1919).

L’ouvrage se conclut dans la grâce d’une rencontre qui encourage l’autrice à retrouver une parole (« Je sors de taire ») et la confiance perdue en la chair du monde.

« Je suis à nouveau, allongé sur un talus sauvé
du remembrement, le contraire de se tenir à carreau
ici, la végétation exulte autant qu’elle lutte

(…)

Devoir risquer sa peau
pour la sauver
exuvie à vie

Imposer la jachère
se rêver génisse
s’inventer talus

(…) »

Le livre d’Aurélie Olivier est de l’ordre de la prise de parole politique et intime : pour les autres, au corps de ferme en crise ; pour elle-même, au corps de femme en souffrance.

Pierre Gondran dit Remoux

* Sur ce thème, je recommande vivement le magnifique ouvrage de Frédérique Guétat-Liviani, Go, paru chez Julien Nègre éditeur en 2018.


Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :