Conte de la chambre obscure

Les cavités. Laure Samama. Éditions Isabelle Sauvage, 2023. 138 pages, 17 euros.

Laure Samama est écrivain, architecte et photographe. Dans Les cavités, elle aborde les thèmes de la mémoire traumatique, de la répétition des violences subies dans les relations toxiques, de la possibilité d’un cheminement thérapeutique. On y croise nombre de traces, réminiscences, transformations par son écriture des principes architecturaux et photographiques en jeu dans sa pratique artistique.

Florence, 1425

L’architecte Brunelleschi se tient sur la Piazza del Duomo à Florence. Face à lui, le baptistère San Giovanni. À l’aide d’un ingénieux dispositif de son invention, il compte démontrer aux critiques la puissance de la perspective artificielle en peinture. Sur un panneau qu’on peut tenir à la main, Brunelleschi a peint le baptistère. Un trou est percé dans le panneau, de sorte que l’œil de l’observateur puisse se placer derrière. De l’autre main, celui-ci tient un miroir. Positionné au centre de la place, en regardant depuis derrière le panneau peint, l’observateur voit deux choses qu’il fait coïncider dans un frappant effet d’illusion : une partie du véritable baptistère et son environnement, ainsi que le baptistère peint se reflétant sur la surface du miroir. La peinture selon les règles neuves de la perspectives se substitue à la réalité et semble se confondre avec le monde réel. Triomphe.

Des nombreuses réflexions tirées de cette expérience lumineuse qui a acquis la valeur mythique d’un tournant vers la modernité (Damisch), retenons-en deux : premièrement, dans ce dispositif spéculaire, le registre du symbolique, émanant du sujet, peut s’intercaler littéralement entre celui-ci et la réalité ; deuxièmement, le sujet se trouve réduit à un point théorique (le lieu d’où la perspective est déployée) : la naissance du regard moderne se réalise dans l’« élision du sujet » (Lacan).

De regard, de trous dans des parois, de miroir, il est éminemment question dans Les cavités. Également de la soumission de la narratrice au fantôme spéculaire qui, insatiable, s’intercale et régente continûment la relation au réel, notamment la rencontre des partenaires — qui, sans cesse, s’avèrent sources d’une violence continuée —, et aussi d’extinction de soi par la dissociation, par l’hébétude, par l’indifférence ou l’incompréhension des proches.

Je les traque
dans un monde qui n’est que le reflet
de celui dans lequel je vis et je les stocke
dans le miroir

Les cavités

Trous, cavernes, anfractuosités, grottes, cellules, placards, puits, poches, serrures, lourdes portes, portails, coursives, trousseaux de clés… Les cavités du recueil, au point culminant de leur extension, forment un gigantesque complexe pénitentiaire, à la structure dynamique, la croissance ininterrompue (« Pour faire de la place/les nouvelles cavités/écrasent les anciennes »), où la narratrice marche voûtée, sous les cris, les injures, les menaces et les banderilles… Les prisonniers sont des hommes agressifs, violents, injurieux, toujours « prêts à exploser ». Sœur parmi les Sœurs, elle devient la gardienne épuisée des « Affreux »  (« chargée de trousseaux aux clés/de plus en plus nombreuses/et de plus en plus lourdes »), en protectrice sacrificielle. « Le Temple est surpeuplé ». Un temple de la terreur. Que ne s’enfuit-elle ? Sauf. Sauf que cette construction atroce est mentale. On le sait dès la première strophe du poème  :

Mon crâne
est une vaste caverne
dans laquelle s’empilent
les cavités (…)

Le « Temple » est un temple psychique, les cavités constituent la mémoire enkystée des relations toxiques qui peuvent se succéder pendant des années dans la vie amoureuse d’une victime d’inceste. Sa « collection ». Sa « collection de Méchants ».

T’étais où ? Tu rentres quand ? Tu fais quoi ? Tu te fous de moi ? Fais-toi belle ! Fais-les tous bander ! Espèce de pute ! C’est trop long. C’est trop court. On voit tes genoux. On voit tes seins. Pourquoi tu mets jamais de jupe ? T’as peur de quoi ? T’as peur qu’on te trouve belle ? T’as l’air d’une traînée. T’es sauvage. T’es farouche. T’as du chien. T’es facile. T’es trop exigeante. T’es frigide. T’aimes pas ça ? Tu m’aimes pas ? T’aimes pas ce que je te fais ?T’as pas envie ? Je connais mieux ton corps que toi, laisse-moi faire . Quoi ? Quoi ? Quoi ? T’as pas envie ? Qu’est-ce que tu crois ? Pour qui tu te prends ?

La narratrice les lave, les nourrit, les classe, les déplace « en fonction des nouveaux arrivés »…

Seul l’Affreux garde toujours la même cellule.
Il est mon premier
mon phare dans les méandres du Temple
j’ai enregistré ses mots
et quand je reprends confiance en moi
je les écoute et j’y retourne
et il me console d’être là.
Il me dit que j’y suis bien
auprès de gens comme lui
il me dit que jamais je ne sortirai
il a toujours raison
et je le crois
et je l’aime
pour ses certitudes
moi qui en ai si peu.

Poème de l’acuité, poème de l’aveuglement, Les cavités n’élude pas les paradoxes, l’ambivalence de la mémoire traumatique (« Les cavités sont sombres mais peuvent être tendres »), qui expliquent les mises en danger dans la vie adulte, le désir confondu avec le pouvoir et la soumission (« Ça fascine la violence, oui, ça fascine, et on pourrait croire que ce serait le désir »).

Comptines et devinettes

Plus tôt dans le recueil, dans la grotte primordiale, est reconstituée l’atmosphère de l’enfance des « Sœurs », marquée par le « Père » incestueux et les conséquences du déni, de la passivité et de la soumission de la « Mère ». La forme est celle, douce et universelle, d’un conte — voire d’une comptine : « Sœurs 1, 2, 3, 4, 5, 6 ou 7, qu’importe ? » —, où motifs de tendresse et terreur sont soigneusement mêlés, selon un même rythme, un mouvement narratif égal, qui dit bien la confusion (et le danger permanent) que la loi perverse de l’ogre a instaurée.

Camera obscura

Au centre de ce conte, la « cavité conjugale » du Père fonde un puissant contraste entre intérieur et extérieur, pénombre et lumière : les Sœurs « connaissent l’entropie/de l’intérieur Se méfient/de l’extérieur », « Père est vigilant/Père attend/pour donner/le coup de clé suivant./Personne ne sortira d’ici/à part lui. », « Ailleurs s’estompe Brûle de lumière. Je reste dans l’ombre ». Ce thème de la claustration, de l’obscurité est complexifié par l’existence de communications, qui prennent diverses formes : des serrures dans lesquelles regarder, des trous creusés dans les parois, de la lumière sous les portes…

Il y a de la lumière qui filtre, elle est assourdissante, elle est éblouissante. Il y a de la lumière qui filtre à travers les barreaux et qui m’appelle. Je vais vers elle, je m’y baigne, je m’y coule, j’essaie de voyager en son sein, mais tout me retient, tout me retient d’y aller, tout me retient d’y être. L’air du dehors caresse mon visage et mes mains. Je passe mes bras dans les rais de lumière. Mes mains zébrées. Mon corps disloqué. Mon moi déchiré. C’est chaos chaos. La vie pulse.

Ailleurs :

Je creuse les murs du Temple
à la petite cuillère
et le dehors la lèche friand d’obscurité.

La lumière atteste la profondeur de la ténèbre en s’immisçant par ces sténopés, ces ombilics (« Mes doigts tracent des cercles concentriques autour de l’œilleton. Je regarde par son nombril sans oser entrer. »), par lesquels une réalité déformée se projette dans la cavité, telle l’antique camera obscura à taille humaine où l’observateur était enfermé dans la chambre même.

Athanase Kircher, Camera obscura, gravure. In : Ars Magna Lucis et Umbrae, Rome, 1646.

La métaphore de la chambre noire est plurivoque. Tantôt symbole de la transparence, pour Rousseau : « Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. » (Préambule de Neuchâtel). Tantôt machine à oubli pour Nietzsche : « Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience (…). »  (La Généalogie de la morale). Tantôt symbole du secret et de la déformation, chez Freud, qui métaphorise ainsi l’inconscient comme boîte secrète du psychisme, appareil photographique où tout phénomène a sa « phase obscure », son négatif, et où seule une fraction sera révélée, développée, en un « positif ».

Dans Les cavités, on trouve les échos de cette plurivocité, de cette ambivalence. Ainsi, l’ouvrage est un immense travail de transparence, pour soi et pour les autres. Et la cavité est fondamentalement d’une opacité terrifiante, celle de la chambre (camera), incompréhensible, ténébreuse, cachée (obscura) du père.

L’image jamais révélée, jamais fixée : l’enfant argentique

La chambre noire est différente de l’appareil photographique en cela que l’image du réel projetée y est mouvante, fondée sur le seul principe du rayonnement physique de la lumière venue de l’extérieur. Elle est un reflet non fixé par le procédé chimique qui est en jeu dans la photographie argentique (surface sensible, bain révélateur, bain d’arrêt, bain fixateur). Or, selon la psychiatre Muriel Salmona, la mémoire traumatique après inceste est justement la mémoire qui ne peut être fixée dans la mémoire autobiographique qui, normalement, assimile et stocke les souvenirs : instable, toujours active autant que refoulée, la mémoire traumatique laisse corps et psyché en perpétuelle alerte, en insécurité, des années durant.

Support sensible vivant dans une chambre noire toujours close, l’enfant victime d’inceste subit l’injonction de ne pas s’exposer à la lumière de la vérité.

La Mère :

« Ne parle pas. Non ne parle pas. Jamais ! Ne dis rien.
Tu es tellement tellement sensible. Tu es beaucoup beaucoup trop sensible. »

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Sources

Lorens Holm. Brunelleschi, Lacan, Le Corbusier. Architecture, Space and the Construction of Subjectivity. Routledge, 2010.

Martine Bubb. La camera obscura, Philosophie d’un appareil. L’Harmattan, 2010.

Site idixa.net. L’expérience de Brunelleschi.

France culture. Comment soigner les victimes d’inceste : entretien avec la psychiatre Muriel Salmona.


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