Grégory Rateau, Imprécations nocturnes, Conspiration Éditions, 2022.

« Depuis quand sens-tu ce poids/cette difficulté à paraître ? »
Dans Imprécations nocturnes, Grégory Rateau utilise plusieurs voix (Je, Tu, Il, Elle) qui, témoignant de ses « vies emboîtées », s’avèrent les avatars de ses paraîtres dans la société. Il part à la recherche d’un diagnostic à poser sur cette angoisse du paraître et fait le constat lucide d’un syndrome de l’imposteur, lui le transfuge de classe.
L’écriture innocente
Si elle est douloureuse, cette poésie de l’introspection est non métaphorique, sans emphase. La clarté de l’expression et le refus des procédés de séduction du lecteur préservent l’éthique de ce dernier. Car c’est bien à un voyage dans les extrêmes psychiques (presque lazaréen) que l’auteur nous convie. Cette nécessaire économie d’écriture est plutôt l’« écriture innocente » de Barthes que l’écriture blanche car de « trous » et de « platitude » il n’est pas question : l’exploration est minutieuse, à tel point qu’elle épuise et rend exsangue. La page achevée, le lecteur devine toutefois sans peine hurlements et larmes ravalés : une poésie dents serrées — parfois la nuit, des imprécations.
Le transfuge de classe
Dans son milieu aux fantômes d’aïeux « qui vous cueillent au berceau/et vous collent une poisse d’enfer ! », il manque à l’auteur un interlocuteur : « enfant double/je jouais avec mon ombre », il voudrait « trouver frère à l’oreille fertile » qui puisse comprendre ses premiers vers — on pense à Bourdieu qui écrivait, évoquant sa « névrose de classe » : « J’avais onze ou douze ans, et personne à qui me confier, et qui puisse simplement comprendre. » S’inventant un roman familial (« la grandeur des miens, une douce chimère »), quittant la banlieue pour Paris, il se voit en « éclaireur pour ses frères/un maudit pour sa famille », vit les « longues nuits d’ivresse » — pourtant « l’obscurité est un supplice ».
Le syndrome de l’imposteur
Sa finesse d’écoute de l’autre et de soi est à double tranchant, les signes non signifiants sont surinterprétés : « Je m’acharne à donner du sens », « Tu te retournes/guettant la clarté d’une enseigne/et toutes ces ombres aléatoires/qui pour toi devraient donner du sens », jusqu’au délire : « La journée il ourdit des complots contre lui-même (…)/la terreur de croiser le regard de trop (…)/celui qui en dit long. » Il tente de se fondre dans ce monde hypocrite qui l’épie, de feindre : « alors le voilà mime (…)/ne choisir qu’un uniforme celui qui redonnera toute transparence/luminosité sans reflet, ombre sans forme » — à vie transparente, écriture du silence, de la solitude et de la « petite voix intérieure ».
Mais il y a de quoi devenir fou dans l’incessant paraître et la crainte d’être percé à jour. Le manuscrit qui est écrit la nuit par un inquiétant double — ce clivage insurmontable du transfuge de classe — est le « testament d’un damné ». Jusqu’à la haine, dont il a la conscience aiguë du danger : « je baisse mon regard/devant mon propre visage/parti/à la dérive ». Rimbaud et « sa fuite en long silence/qui capte le réel » passe alors du statut de modèle littéraire à celui de modèle thérapeutique.
L’errance
Quitter la nuit et abandonner la facticité. Palerme, la Hongrie…, les chambres d’hôtel toutes identiques, les appartements « pastiches d’un chez moi », « lieu de transit », « loin de votre hystérie » sur un « îlot idéal d’où [il] contemple [ses] peurs » autrement dit les met à distance, les « poches vidées de leur bile ». Perce alors une solution à la souffrance et à la solitude : « la seule option/serait d’y retourner » [dans le lieu de l’enfance], mais alors « bringuebalé aux douanes du hasard », car il a « l’éternité à vivre sans illusions » avant de « peut-être rentrer chez [soi] ». Retrouver notamment le « territoire solaire » de son enfance solitaire dont l’ont privé ceux qui « conspirent à longueur de journée/sur comment s’y prendre sans bavure/pour tuer le soleil », ce temps des premiers vers.
Le lecteur comprend alors qu’il a entre les mains l’étai de la survie dans la fugue, le travail d’avant la possible réconciliation d’avec soi et les siens.
« Écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi. »
(Annie Ernaux).
Pierre Gondran dit Remoux
Extrait, page 57 :
Pourquoi le jour n’a plus l’évidence
telle la lumière qui, hier encore
dardait à mon réveil
se subtilisait au frère
enfant double
je jouais avec mon ombre
sans jamais connaître l’ennui
les fins de dimanche d’une autre vie
pétrisseur de mon moi
me confondant aux formes amies
je poussais même à ma guise
Extrait, page 65 :
Vous qui me dévisagez
comme le dernier des forcenés
sachez que je ne suis pas d’ici
chaque rue me coule dessus
alors je me glisse dans la première maison venue
déloge ses habitants
m’imagine vivre à leur place
j’apprivoise la normalité
prends des notes
les efface aussitôt
frappe à d’autres portes
me fait inviter dans les règles
et après quelques verres
la certitude de trop
jusqu’au désespoir
ma colère nichée en travers de la fenêtre
un réveil difficile
vidé de tout
même de mon amertume
incapable de me souvenir du jour
et de reprendre la route