Le poète acrobate

Laurent Albarracin, Shifumi, Pierre Mainard Éditeur, 2022.

Dans Shifumi, Laurent Albarracin nous invite à un éblouissant jeu poétique : des aphorismes qui se jouent de nous et des mots, des proverbes-miroirs à la césure médiane toute japonaise, de subtiles leçons de choses… Je tente ci-après de montrer la précision et la richesse des polysémies mobilisées dans certains poèmes — où elles atteignent des proportions ébouriffantes — et d’identifier un procédé d’« escamotage du contexte » qui  laisse le signifiant nu et porteur de tous ses signifiés. Le poids du contexte sur la signification en linguistique est dénommé sémiose. Cet ouvrage n’est pas un traité de sémiotique ! Il est une joyeuse et volubile distraction autour de la sémiose — notamment au sens original du latin distractio « action de tirer en sens divers ». Si nous sommes à mille lieues du lyrisme, nous sommes tout autant éloignés du formalisme pur, au vrai nous sommes à leur barycentre, qui est une célébration : celle du langage.

Le jeu de la mourre et du hasard

Le shifumi est l’autre nom du jeu enfantin pierre-papier-ciseaux. Un jeu ancien inventé en Chine sous le nom de « jeu des signes des mains » et qui arrive en Occident depuis le Japon, assez tardivement, shifumi pouvant être une déformation du japonais hi-fu-mi, qui signifie « 1er 2e 3e »  (Wikipedia). Laurent Albarracin s’intéresse dans plusieurs poèmes aux variations poétiques autour du trio pierre-papier-ciseaux [au demeurant variable en fonction du pays : parfois feuille, tissu ou enveloppe plutôt que papier, voire éléphant-être humain-fourmi en Indonésie, par exemple] mais surtout au dispositif du jeu qui est une constante — y compris dans le vieux jeu français de la mourre, encore pratiquée dans certaines régions, qui, quoique plus complexe que le shifumi (il s’agit de deviner le nombre de doigts que l’adversaire va présenter), est également une confrontation réflexe des mains, des doigts. Ainsi, ces divers jeux de mains sont associés à une brève comptine « 1 2 3 » chantonnée par les deux joueurs dans le but de synchroniser le jaillissement des mains sur l’arène du combat, entre eux deux.

Chaque poème de Shifumi repose sur ce dispositif : 

1
2
3

1
2
3

Deux tercets séparés par un espace entre les deux, lieu de l’arbitrage. Ils jaillissent simultanément sur la page.

Or, de simultanéité du sens il est éminemment question dans Shifumi, précisément la simultanéité des signifiés pour un même signifiant : la polysémie.

Trouver Saussure à son pied : Lacan

Rappelons : la théorie du signe de Saussure fait de celui-ci « une entité psychique à deux faces », « combinaison du concept et de l’image acoustique (…) respectivement signifié et signifiant », liés de manière « arbitraire » mais « immuable ». Lacan, s’il conserve cette structure duale des signes du langage, en rejette l’immuabilité : cette liaison est diverse, instable ; il définit en outre une nette hiérarchie entre les deux termes et pose le signifiant comme fondement du langage, du symbolique. Pour le dire simplement : le signe de la prééminence du signifiant sur le signifié se révèle dans le fait que, pour déterminer le signifié d’un signifiant de nous inconnu, nous nous appuyons sur d’autres signifiants, ceux constituant la définition dans le dictionnaire consulté. Qu’est-ce qui fait l’identité de ce signifiant si ce n’est pas le signifié — réduit au rôle subalterne de monde à découper selon les signifiants, véritables agents du symbolisme du langage. Lacan introduit la notion de chaîne de signifiants : chaque signifiant est singularisé par la différence avec les autres (comme le mot cherché est différent de ceux formant la définition dans le dictionnaire). Mieux : le signifiant doit être posé comme différent de lui-même dans ses différentes occurrences, autrement dit dans le contexte où apparaît la chaîne des signifiants (époque, milieu, métier du locuteur, personnalité, état d’esprit, histoire familiale, etc.).

Par exemple, « Je m’occupe de l’ours » porte un sens bien différent selon que c’est l’imprimeur ou le taxidermiste qui prononce la phrase. Le signifiant « ours » est identifié différentiellement selon le lexique de ces deux professions : le contexte fige son signifié instable. Tel est l’objet de la sémiose.

Briser ses chaînes

Laurent Albarracin est un orfèvre des chaînes de signifiants. À chaque page jaillissent de ses deux mains/tercets des chaînes de signifiants qui se confrontent ou s’allient : « 1 2 3 » une pierre face à des ciseaux, « 1 2 3 » des ciseaux face à une feuille, « 1 2 3 » une feuille face à une autre feuille. Mieux que cela, il sait ouvrir les maillons de ces chaînes et épisser des bouts à sa manière : s’articule alors dans une chaîne un signifiant au signifié décalé qui, souvent, trouvera en miroir une correspondance dans le second tercet (ce qui, sauf erreur de ma part, forme des antanaclases). Le signifiant déplacé hors de sa chaîne, hors de sa sémiose, nu, est soudain porteur de tous ses signifiés et resplendit alors dans sa polysémie (cf. infra les exemples de poèmes interprétés).

Certes cela fonctionne d’autant mieux que le lecteur reconnaît les strates de signifiés qui ont sédimenté dans le signifiant… Car cette écriture est profonde, au sens propre, et exige du lecteur (particulièrement pour certains poèmes, de nombreux autres étant plus directement accessibles) une exploration spéléologique dans les galeries du sens — activité profitable et passionnante pour peu que l’on ait la modestie de la découverte : le dictionnaire lexical en ligne du cntrl est à ce titre une mine inépuisable, pour filer la métaphore géologique (site utilisé intensivement pour étayer les interprétations proposées).

Faire de la poésie à plusieurs

Ivar Ch’Vavar, dont Laurent Albarracin est un proche camarade en poésie, exprime à plusieurs reprises dans Échafaudages dans les bois qui vient de paraître, l’objectif de faire de la « poésie à plusieurs ». Il témoigne aussi du fait que leurs expériences se sont avérées difficiles sinon décevantes en pratique. Laurent Albarracin propose — c’est ainsi que je l’interprète — une solution élégante à cette impasse : devenir soi-même plusieurs, défi poétique qui implique une culture des champs lexicaux sans borne. Le poète mène dans le langage plusieurs vies simultanées : il est tout à la fois botaniste, mécanicien, modiste, marin, boucher, mathématicien, agriculteur, plombier zingueur (choses communes), mais aussi organiste, rhabilleur de meule, barilleur, gemmeur, dominotier… (activités plus rares) en tant que ces métiers sont définis par leur lexique, autrement dit plus précisément, par leurs chaînes de signifiants propres.

Dans le vocabulaire des métiers du livre, l’amphibie (un substantif) est « l’ouvrier typographe qui assume deux emplois différents comme ceux d’imprimeur et de correcteur » (cnrtl). Cumulant les métiers pour enrichir les signifiants, Laurent Albaracin est le poète-amphibie.

En corollaire, Shifumi serait donc un livre à lire à plusieurs pour tenter d’en épuiser la polysémie — le défi d’Ivar Ch’Vavar trouve peut-être ici une résolution : la « poésie à plusieurs » c’est le poète et ses lecteurs.

Conclusion : sur le chemin des douaniers

Toujours selon Lacan, l’écrit (la lettre en sa typographie) est comme le littoral qui serpente entre le monde du signifiant et du savoir d’une part (le langage-continent) et le monde de la jouissance d’autre part (le plaisir-océan). Laurent Albarracin nous accompagne sur le chemin des douaniers et nous montre des coquillages remarquables. Les collectionner, plaisir sans pareil, n’est pas réservé au conchylicole averti : cet ouvrage, aussi complexe qu’il s’avère, demeure une lecture ludique et accessible, simple comme le shifumi.

Quelques propositions d’interprétation

Poème capitulaire

Le poème d’ouverture (« enluminé » par moi, nous verrons pourquoi) est le suivant :

« 1 2 3 » – L’aphoriste a lancé le tercet du bas en jouant sur « cache »/« montre » et détourne le proverbe bien connu. La frondaison est ici l’arbre métaphorique du proverbe inversé, formulation qui dessine une élégante synecdoque.

« 1 2 3 » – Le tercet du haut porte le mot « capitule », qui me semble être le plus important du poème car il est polysémique : les champs lexicaux professionnels en déclinent plusieurs sens. Le docteur en droit par son édit capitulaire stipule la capitulation du roi de la forêt, l’arbre détrôné. C’est aussi le botaniste qui est convoqué, offrant le mot « capitule », qui laisse imaginer la frondaison comme une inflorescence de composée. Le fait que ce poème soit le premier du recueil est significatif : l’imprimeur estimera que le poème est capitulaire (qui introduit le chapitre — ce qui mettrait un peu d’ordre dans les « milliers de feuilles » du manuscrit) ; le médiéviste comprendra qu’une lettre capitulaire est évoquée, lettrine du premier mot du chapitre. Il se trouve que celles-ci sont fréquemment enluminées de rameaux enchevêtrés, un « délire de branches »… tout premier vers de l’ouvrage — et frondaison qui métaphorise la forêt de signifiants dans laquelle nous allons nous enfoncer ; elle est bien « l’arbre qui montre la forêt ».

Par ailleurs, l’auteur annonce clairement la chose, c’est bien les « mille feuilles » d’un mille-feuille que nous allons déguster.

Une histoire de feuille

Dans le poème ci-dessous, même si la feuille a remplacé le papier, le jeu des mots est fondé sur le jeu du shifumi même : pierre-feuille-ciseaux.

Pour fendre la pierre
et lui enlever la peau
plonge-la dans la feuille de l’eau

la feuille défoliante de l’eau
les ciseaux
n’y verront que du feu

Dans la version classique, le papier gagne sur la pierre en l’enveloppant. Ici, la feuille va fendre la pierre. Pour fendre une pierre, on peut la chauffer (dans le feu) et la plonger prestement dans l’eau glacée (disons une bonne feuille, mesure de volume de l’Ancien régime). Cette même opération est une pratique de cuisine pour éplucher facilement les tomates : leur « enlever la peau », les exfolier, les défolier. Les ciseaux, pourtant spécialistes de la découpe, ne voient que du feu à cette astuce de grand-mère. L’eau qui découpe par sa feuille, le fait comme le boucher découpe le morceau de viande de son hachoir, dénommé une « feuille ». Le tranchant des mots, dans ce poème !

Un poème pour typographe mélomane

Les chants d’oiseaux sont
d’autres oiseaux
que les oiseaux

ils s’en échappent comme guirlandes
comme les oiseaux colorés des sons
Ce sont les singes de l’air

L’oiseau dans l’héraldique est ce dont on ne peut donner l’espèce : « d’autres oiseaux/que les oiseaux » pourrait signifier que le chant est d’une autre espèce, d’une autre nature que les oiseaux — la répétition paradoxale devient sensée. Ceux-ci émettent logiquement des guirlandes, ces pièces musicales antiques, tandis que les oiseaux colorés (comme guirlande de Noël) des sons sont peut-être une allusion synesthésique faite au Vogelgesang, un des nombreux sons naturalistes de l’orgue. Ces acrobaties musicales sont dignes des singes du dernier vers se balançant dans les guirlandes ; surtout, ces animaux impriment dans l’air-partition les notes de ce chant d’oiseau : en effet, le singe est le surnom de l’ouvrier typographe — celui qui n’est pas l’ours.

Mais aussi

Des pensées

Est-ce que le feu
ne brûle pas
comme s’il trouvait

sans cesse
en lui
sa fraîcheur

Pierre posée
à un coude du hasard
exactement un coude du hasard

au plus tendre
du coude
du hasard

Une botanique facétieuse

Le coquelicot se froisse
de ce qu’on le froisse
avec les yeux

Il prend légèrement ombrage
d’être fragile
et rouge

Un chiasme

La pluie
crépite dans l’eau
comme un chat

comme un feu
qui ronronnerait
la tête dans l’eau


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